Petite chronique de la peste à Toulon par Jean-Noël BEVERINI

Rédigé par Commissaire en chef Jean-Noël BEVERINI le . Publié dans Culture.

PETITE CHRONIQUE DE LA PESTE À TOULON 

Petite chronique de la peste a Toulon

(Page 696 de l’ouvrage de l’Abbé Jean-Pierre Papon traitant de la Peste à Toulon) 

Notre cher Abbé Jean-Pierre Papon nous a permis d’évoquer la Grande Peste de Marseille en 1720-1721 grâce à son ouvrage :

Histoire Générale de Provence (1786)

 Le digne académicien poursuit également son récit par une courte relation (Pages 696 à 700) de la peste à Toulon. Je ne résiste pas au plaisir de partager à nouveau son texte avec vous.  

« La manière dont la peste se glissa à Toulon est effrayante, par l’idée qu’elle nous donne de sa subtilité. »

L’histoire, nous devrions dire le drame, commence à Bandol, à 15 kilomètres à l’ouest de Toulon.

ACTE 1

Le décor : Imaginons une taverne où l’on sert le fameux vin de Bandol, déjà si réputé puisqu’il a ses entrées sur la nappe du Régent. Le tavernier, au fort accent méridional, moustache fournie sur un gros visage rond, tablier douteux serré autour d’un ventre généreux, garnit ses tables de flacons emplis du rouge breuvage.

Les acteurs : Quelques bandolais sont là, réunis dans le coin le plus sombre de l’auberge. Ils se connaissent tous et n’ont pas la mine franche, à proprement parler. Il est déjà tard et un maigre bougeoir de fer noirci colore leurs visages que l’on devine être des trognes burinées de marins. Jetant de temps en temps un regard suspicieux tout autour d’eux, ils parlent à voix basse:

-« Nous partons ce soir. La mer est calme, la nuit noire, sans lune, et le vent favorable. Nous longerons la côte au plus près pour passer inaperçus. L’affaire faite, avec la reverse, nous serons de retour avant même la première lueur ».

On devine des sourires s’ouvrant sur des bouches édentées. 

-« Tavernier, un autre flacon »

Où ces hommes envisagent-ils d’aller ?

À Jarre. Cette ile au large de Marseille, près de l’ile MaïreJarre et son ilot Jarron, à la blancheur éclatante de roches qui n’abritent qu’une végétation rare et … des rats. Mais Jarre est l’ile de la quarantaine et, nos bandolais le savent, l’ile vient de recevoir le Grand Saint-Antoine et sa riche cargaison. Le 9 juillet 1720, en effet, le Bureau de la Santé de Marseille a décidé d’y faire transporter le chargement du navire et, en particulier, toutes ses balles de tissus, de coton et de soie …

 Jarre apparaît enfin. Les hommes affalent la voile latine, couchent silencieusement l’antenne et accostent l’ile. À terre tout le monde dort. Seule la Peste ne saurait fermer l’œil. Mais qu’importe ; nos hommes ne songent qu’au gain qu’ils vont pouvoir réaliser en volant l’une de ces énormes balles de soie précieuse. Tout le monde dort, en effet. Les deux gardes des marchandises et les six soldats enveloppés dans une couverture, auprès de leur mousquet. Les portefaix, isolés par nécessité sanitaire, et épuisés par le travail de retournement incessant des marchandises pour les ventiler, dorment à poings fermés. L’équipage aussi, également à l’écart. Jusqu’au garde de santé et au capitaine de l’ile. Tout le monde dort sur ce rocher perdu. Sur ce rocher de mort.

Rien de plus facile pour quelques hommes déterminés. Le choix d’une balle a vite été fait. En deux temps, trois mouvements elle est chargée. À coups silencieux d’aviron la barque s’éloigne. Ni vu, ni connu. Nos bandolais sont satisfaits. Cela méritera un nouveau flacon. Et même deux. Et du meilleur, celui qui s’en va sur les nappes du Régent !

ACTE 2 

Le drame : Avec le partage du butin, « cette soie infestée du venin pestilentiel », le fléau au nom à ne même pas prononcer, s’est répandu en ville plus vite qu’il ne faut pour l’écrire. Bandol devient à son tour ville morte. 

Un toulonnais, marin pêcheur de son état, y est de passage. Vous devinez la suite ! Il est venu à Bandol avec sa barque. Il répond au nom de Cancelin. Nom malheureux qui évoque à la fois les barreaux et l’ostracisation.  Cancelin est pêcheur de thons. Il suffit de regarder la peinture que réalise en 1755 le grand Joseph Vernet et intitulée Vue du golfe de Bandol – Pêche au thon pour s’imaginer ce patron qui décide de regagner sa ville de naissance, en abandonnant sa barque sur place. Plus question de rejoindre Toulon par voie de mer. Il choisit de passer par voie de terre, discrètement. Arrivé à Sanary, en cachant qu’il provient de Bandol, il se fait délivrer un « pass sanitaire », pardon, « un billet de santé » par les consuls de la cité. Et c’est ainsi que notre Cancelin rentre à Toulon le 5 octobre 1720. 

Deux jours après il tombe malade. Le 11 octobre il succombe. Le patron-pêcheur n’a pas réussi à passer entre les mailles du filet de la peste. On l’inhume sans autre forme de procès. Le 27 octobre sa fille décède. On commence à s’interroger. Qu’a fait Cancelin les jours précédant sa mort ? On retrouve sa barque à Bandol. Les consuls de Toulon s’enquièrent auprès des médecin, chirurgien, apothicaire sur la cause des décès du père et de la fille. 

« Il n’y a aucune apparence de mal contagieux » répond la Faculté. (Page 697) 

ACTE 3

La mort : 35 membres de la famille Cancelin et amis ont assisté aux obsèques. Il y a là un « Cluster », pardon un foyer d’infection. Les consuls ont raison de se réunir pour décider de la conduite à tenir. Les décisions sont prises :

-« Enlevez, de nuit, toute la famille Cancelin  et leurs amis. Enfermez tout ce beau monde à l’hôpital Saint-Roch et dans la plus grande discrétion». (Page 698) 

Discrétion ! La peste ne connaît pas ce mot. La maison est désinfectée de la cave au grenier. Ce n’est pas suffisant. Le mal se répand. Le 3 décembre une veuve meurt et les héritiers se partagent ses biens et son mobilier. Vous avez dit « mobilier » ? Rien de plus mobile que la peste. 250 morts par jour. Bientôt 300. Des marchandises de contrebande prises à Aix-en-Provence arrivent à Toulon en janvier 1721. De quoi donner une vigueur nouvelle au Mal.  

Les consuls ont bien raison de se réunir une seconde fois. De nouvelles décisions sont prises :

-« Les mendiants, hommes sans foi, ni loi, vecteurs essentiels de la maladie, seront enfermés dans un vaisseau (il n’en manque pas à Toulon !  Ce vaisseau sera échoué en rade du Mourillon » (Page 690)

Nos consuls ne manquent ni d’imagination, ni d’humanité : un aumônier, un chirurgien et deux commis embarquent avec les gueux. Ainsi que trois mois de vivres. 

En ville, comme à Marseille, mais à un degré moindre, on ne sait plus enlever les cadavres des rues. Il n’y a plus de tombereaux. Plus rien ne fonctionne. À titre d’exemple, sur les 135 boulangers, en moins d’un mois, 113 périssent. On comprend pourquoi la marine avait choisi de mettre elle-même en service une boulangerie, ses fours, ses entrepôts indépendants, au sein de son arsenal.  

Il faut se protéger de tout. En premier lieu de ses voisins. Les familles ayant connu des malades ou des morts ont l’ordre de porter sur la manche de leur habit un papier blanc. (Pourquoi blanc, la couleur de la pureté ?) Ainsi peut-on les éviter.

On décide aussi de condamner à mort ceux qui courent en ville « avec un bubon ouvert »  (Page 700). Quelle idée, me direz-vous, de vouloir courir à travers Toulon avec ses bubons ouverts ! Cachez moi ce bubon que je ne saurais voir. Les médecins ont interdiction de soigner en ville et de distribuer des médicaments pour obliger les malades à se rendre dans les hôpitaux.

Au mois d’août 1721 la peste cessa. On ne vit plus courir dans Toulon des bubons ouverts ! Finis aussi les papiers à porter sur la manche de ses habits. Seuls les fabricants et revendeurs de papiers blancs faisaient grise mine.

Sur 26 276 habitants, 15 783 moururent.

Je suis sûr que si Raimu avait vécu à cette époque, il aurait dit à Cancelin :

-« Cancelin, tu me fends le cœur ! »

À Marseille, le 30 septembre 2021

Jean-Noël Beverini