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Monsieur Légionnaire

L’Etat Islamique

L’ETAT ISLAMIQUE, ANATOMIE DU NOUVEAU CALIFAT 

Thomas Flichy de La Neuville

Photo Constantin LIANOS © Monsieur Légionnaire

1 - L’avènement de l’Etat islamique est il une surprise ?

Pas pour tout le monde. En 2004, le National Intelligence Council publiait Cartographie du futur global, un document envisageant plusieurs scénarii pour le monde en 2020. L’un deux était intitulé Le Califat. L’on ne peut qu’être frappé par la justesse des prévisions faites il y a dix ans. Quelques intuitions se sont révélées particulièrement justes : « En 2020, Al-Qaïda aura été détrônée par des groupes islamistes extrémistes d’inspiration similaire, qui s’opposeront à la mondialisation (…) Le cœur d’Al-Qaïda faiblira, toutefois d’autres groupes, inspirés par Al-Qaïda et fondés sur des bases régionales pourront continuer à mener des attaques terroristes (…) Le Nouveau Califat nous donne un exemple de la façon dont un mouvement global, nourri par le radicalisme religieux pourrait constituer un défi aux normes et valeurs occidentales (…) Une prise de pouvoir radicale dans un pays musulman du Moyen-Orient pourrait aiguillonner le terrorisme dans la région et redonner la confiance au populations en leur montrant que le nouveau Califat n’est pas simplement un rêve ». En effet, poursuit le rapport « les terroristes auront besoin d’un quartier général fixe afin de planifier et de mener leurs opérations ». Toutefois, le National Intelligence Council s’était trompé sur deux points. En premier lieu, le Califat avait été imaginé comme une insurrection transnationale. Or, même s’il revendique l’effacement des frontières entre la Syrie et l’Irak, voire avec l’Arabie Saoudite, l’Etat islamique a bien pour spécificité de vouloir créer une construction territoriale stable. En second lieu, la puissance du Califat avait été surestimée. Celui-ci aurait interrompu le processus de mondialisation en accroissant les coûts liés à la sécurisation du commerce. Ce qui n’est bien évidemment pas le cas. Après tout, les organisations criminelles n’ont jamais empêché les grands empires de commercer : ce n’est pas la piraterie qui a empêché l’Empire romain de continuer à commercer avec la Chine. Bref, même si le Nouveau Califat, n’était qu’un scénario parmi quatre possibilités d’avenir fort différentes (Davos World, Pax Americana, Cycle of Fear), force est de constater que les prévisions s’avèrent aujourd’hui fort exactes.

2 - Quelle est la nature de l’Etat islamique ?

Le moins que l’on puisse dire c’est que l’Etat islamique fait l’objet d’interprétations divergentes. Pour l’Union européenne et les Etats-Unis, l’EI une hydre auto-générée de criminels et de fanatiques sans aucun rapport avec l’Islam apparue pour conquérir des intérêts pétroliers avec la complicité de jeunes gens embrigadés sur internet. De nombreux pays arabo-musulmans voient dans l’EI une créature américaine permettant de déployer le chaos au Moyen-Orient et ainsi mieux capter ses ressources. Les Iraniens voient en revanche l’Etat islamique comme un création visant à détruire le chiisme. Si les analystes ont du mal à poser une analyse rationnelle c’est que l’Etat islamique recouvre une double réalité. Il se présente à la fois comme une construction politique et une représentation imaginaire. La disparition du dernier calife abbasside fit naître un rêve, celui de prendre une revanche sur les armées mongoles, persanes et chrétiennes qui avaient pris la ville califale. Ce rêve fut longtemps oublié, même par al-Qaïda. Il s’est aujourd’hui concrétisé.

3 - Quels sont les fondements de l’Etat islamique ?      

D’abord religieux : parce que le projet baassiste se voulait laïc pour mieux fédérer des populations mélangées, la majorité shiite par réaction se révéla plus religieuse, voire piétiste. Les affidés de l’EI, qui se situent dans une surenchère religieuse, présentent le Califat comme le retour d’un sunnisme débarrassé du laïcisme et du baasisme. Les fondements sont également tribaux. L’Irak se présente en effet comme une mosaïque de tribus arabes qui se reconnaissent comme héritières d’un ancêtre prestigieux. La structure tribale est apparue à l’époque mésopotamienne et a perduré malgré les invasions extérieures. Les Britanniques se sont d’ailleurs reposés sur les tribus afin de mettre en place leur administration indirecte, qui déléguait la distribution de l’eau et le contrôle des terres aux shaykhs, les chefs tribaux. Divisées en branches sunnites et shiites, minées par des intérêts divergents, les tribus irakiennes situées sur le territoire de l’État islamique ont une posture très opportuniste. Leur point de vue est celui de résistants à une oppression. Anciens officiers dégradés, élites bassistes provinciales déclassées, classes populaires méprisées au quotidien, tous se retrouvent unis derrière les shaykhs tribaux pour mener ce qu’il faut bien appeler un nationalisme arabo-sunnite, nostalgique de l’ancien Irak. Pour eux, l’État islamique peut n’être qu’un moyen et ses membres de simples supplétifs à leur reconquête du pouvoir et de leur honneur. Nous pouvons en tirer une conclusion opérationnelle immédiate : l’affaiblissement de l’EI passera, à terme, par le retournement de ces tribus et leur ralliement au gouvernement central de Bagdad, ce qui implique une réconciliation nationale ou, à tout le moins, une solution politique. 

4 - Quels sont les enjeux énergétiques du conflit ?

L’Irak est détenteur de l’une des plus imposantes réserves de pétrole au monde, avec environ 143 milliards de barils. Les compagnies chinoises (CPNC, Petro China et Sinopec) exerçaient un puissant lobby sur le pétrole irakien avant les débuts de l’attaque de l’État Islamique. Le conflit actuel menace clairement les immenses intérêts que la Chine a contractés depuis la fin de l’invasion de 2003. Profitant de la sous-exploitation de nombreux gisements, la Chine a investi depuis 2008 des dizaines de milliards de dollars dans le pétrole irakien. En outre, 10 000 travailleurs chinois sont présents sur les sites pétroliers irakiens. Devant l’escalade de la violence, la Chine se retrouve paradoxalement aux côtés de son principal concurrent économique sur le territoire irakien que sont les États-Unis. Ambitionnant d’ici à 2035 de capter 80% du pétrole irakien, soit 8 millions de barils par jour, la Chine ne souhaite aucunement faire les frais d’une nouvelle guerre. Le Kurdistan irakien, quant à lui, restera préservé car ce territoire regroupe plus de 25% des réserves pétrolières de l’État irakien, et ses ressources en gaz avoisinent les 5000 milliards de m3. Non seulement le Kurdistan a entamé des négociations avec les compagnies pétrolières présentes sur son territoire – essentiellement occidentales –, mais il a aussi commencé à exporter du pétrole en son nom vers la Turquie, qui profite ainsi d’un pétrole moins cher que celui des Russes. Les Etats-Unis sont désormais indépendants d’un point de vue énergétique mais ils souhaitent empêcher la Chine de capter toutes les ressources irakiennes, d’où le coup d’arrêt donné cet été à l’EI afin de protéger leur pétrole du Kurdistan.

5 - Quelles différences avec Al-Qaïda ?

Malgré leurs ressemblances et des passerelles de recrutement entre eux, l’État islamique et al-Qaïda sont des concurrents. Ils se présentent comme deux faux-jumeaux en compétition, ce qui explique la surenchère dans une barbarie légitimatrice. La première différence est politique : pour l’Etat islamique, il s’agit de construire un Etat non de déstabiliser des Etats. Dès 2008, le mouvement opère une mutation stratégique dont le but est l’installation durable sur un territoire. Ce nouvel objectif entre en contradiction avec toute la politique djihadiste d’al-Qaïda qui vise la déstabilisation et non l’étatisation. Cette différence politique a des conséquences militaires : pour al-Zawahiri, chef d’Al-Qaïda, les membres doivent rester dans leur pays pour constituer une branche terroriste qui déstabilisera la société et contraindra les musulmans à se radicaliser. L’EI en revanche veut promouvoir l’émigration dans la nouvelle terre sainte. La seconde différence est militaire : si le djihadisme de l’EI est parfaitement fidèle à la tradition médiévale sunnite, il a recourt aux recours aux attentats-suicides avec plus de pragmatisme qu’al-Qaïda en Irak. Les attentats se fixent plus souvent sur des cibles militaires, tandis qu’al-Qaïda cherche d’abord le nombre de victimes. La troisième différence est sociale : contrairement à la « vieille » al-Qaïda perçue comme secrète et autoritaire, Daesh se veut moderne, ouvert, enraciné et urbain. Les cadres d’Al-Qaïda sont généralement issus des élites sociales de leurs pays, contrairement à l’EI où l’ascension est plus rapide, et la base plus populaire. La quatrième différence tient au regard porté par ces organisations sur le monde. Autant Al-Qaïda était soluble dans la mondialisation, autant l’Etat islamique a eu l’intuition que le monde de demain serait composé de nations. En renouant avec le passé, il a pris un temps d’avance.

6 - Quelles sont les racines historiques de l’Etat islamique ?  

S’il parvient à se pérenniser, malgré ses puissants ennemis et la fidélité incertaine des tribus sunnites, Daesh pourra quitter le stade du proto-État pour éclore enfin comme le premier système totalitaire islamique de l’époque contemporaine. La proclamation du califat, de même que la foudroyante réussite des membres de l’EI, apparaît comme la victoire des populations arabes sunnites, vaincues depuis cinq siècles. Cet avènement se présente comme la réponse à une humiliation. À la mort du prophète Muhammad, en 632, Abû Bakr prend le titre de Khalifa, « successeur ». Les soldats de l’EI sont imprégnés de ce modèle médiéval. La résurgence du titre califal par l’État islamique est plus qu’un rappel, elle est un programme d’action politique assorti d’une légitimation religieuse. Depuis l’effondrement du califat en 1258, le monde arabe sunnite semble avoir perdu la maîtrise de son destin. À partir du XIIIe siècle, la domination politique en islam échappe aux tribus et aux populations arabes au profit des Turcs seldjouqides, des mongols ilkhâns, puis des Mamlûks et enfin des Turcs ottomans qui, à compter du XVIe siècle, dominent les terres d’islam. À la fin du Moyen Âge, le monde sunnite arabe perd la maîtrise des trafics commerciaux et maritimes en Méditerranée au profit des ports européens. Les terres shiites d’Iran, en revanche, parviennent à conserver leur liberté et leur puissance économique. La double humiliation par l’Occident et le monde shiite va profondément s’enraciner dans les mentalités, sans trouver aucun réconfort dans la puissance de l’empire turc, lui-même oppressif envers ses sujets arabes, et opportuniste en matière religieuse. En quelque sorte, l’État islamique ne nie pas l’Histoire du Proche Orient, il s’y réfère et y retourne en permanence. En revanche, il veut clairement venger les affronts du XXe siècle et briser l’Irak centralisé créé après la Première Guerre mondiale. On peut ajouter une deuxième explication. Sa violence se présente également comme la réponse désespérée à une stérilisation de l’innovation. Le sunnisme a en effet bridé l’innovation technologique. Dans son prône du vendredi 4 juillet, le « calife Ibrâhîm » expliqua pourquoi le djihâd était indispensable : « Les pires choses sont les nouveautés en religion, toute nouveauté est une innovation, toute innovation est un égarement… ».  

7 - Qui est Abû Bakr al-Baghdâdî, leader du mouvement ?          

Al-Baghdâdî, surnommé « le fantôme » (al-shabah), est connu pour sa grande discrétion. Numéro trois de la liste des terroristes les plus recherchés par les États-Unis, sa tête fut mise à prix pour 10 millions de dollars. Déjà repéré par l’armée américaine, il est la cible d’une frappe aérienne en octobre 2005 et se fait arrêter la même année. Maintenu en détention, il se radicalise en prison et noue des contacts avec des proches du groupe d’Abû ‘Umar. Sa libération en 2009 suscite bien des interrogations : pourquoi laisser partir un personnage déjà réputé comme dangereux ? Était-ce un geste d’apaisement du gouvernement ? Les États-Unis voulaient-ils s’en servir en Syrie contre al-Assad ? Son érudition religieuse, sa piété et surtout son intransigeance font de lui un redoutable leader. Intraitable dans ses actes, il empreinte aux chroniques médiévales les actes de cruauté qu’on lui prête et qui sont la marque des anciens califes : crucifixion d’opposants, lapidation d’une femme pour avoir ouvert un compte Facebook, exécution devant ses parents d’un adolescent s’amusant à se moquer du prophète. L’homme cultive aussi le secret, qui lui évite les frappes aériennes, mais surtout parce que le calife abbasside vivait dissimulé aux yeux du monde, caché derrière un voile lors des cérémonies publiques. Le mystère du successeur du prophète participe du même mystère que la toute-puissance divine. Comme les Abbassides, il n’apparaîtra que pour les grandes fêtes religieuses et lors du prêche du vendredi. En voulant réunifier les musulmans, le calife Ibrâhîm a provoqué une nouvelle fitna au sein même de l’islamisme sunnite.

8 - Un djihadisme 2.0 ?

La publicité des exactions constitue la partie la plus glaçante et la plus connue de la médiatisation de Daesh. En s’adressant à ses adversaires, l’organisation les discrédite et crée une terreur qui précède son action militaire. Après le sentiment d’horreur, le spectateur ne peut que s’interroger et douter de la capacité de l’Occident démocratique à lutter contre Daesh. L’incrédulité précède l’indécision, qui est déjà un embryon de défaite. Les moyens techniques utilisés relèvent d’une communication efficace dont la portée couvre tout le monde musulman. Les jeunes générations – potentiellement candidates au djihâd – sont réceptives à la « connectivité » de Daesh, qui se sert de techniques de production d’images supérieures aux montages de basse qualité de la plupart des groupes terroristes. À côté, al-Qaïda paraît ringardisée. L’EI s’appuie en premier lieu sur les réseaux mondiaux de communication. Les campagnes hashtags sont particulièrement diffusées et la multiplication des sous-titres anglais sur les vidéos permet de s’adresser aux sympathisants non-arabophones. Al-Djazeera (chaîne qatarie) se présente comme une courroie de transmission de la communication de l’État islamique. En effet, en voulant le dénoncer, elle le sert indirectement. La plupart des réseaux sociaux utilisés par l’EI, Twitter, Facebook, ont un impact mondial et des failles légales sur lesquelles jouent les propagandistes. C’est le cas de Twitter, site public à surveillance limitée, dont le contenu est supprimé uniquement sur requête des utilisateurs lorsqu’il vise une entité précise. Ceci explique la lenteur de la réaction de ses administrateurs lorsqu’il s’agit de bloquer les comptes de djihadistes ou de partisans. L’État islamique compte également sur ses moyens propres, puisqu’il dispose depuis 2007 de son propre label de vidéo-production, Al-Furqan Media Production. Cette plateforme propagandiste a été capable d’envoyer 40 000 tweets en une journée lors de la prise de Mossoul. L’État islamique utilise un internet qu’il ne peut contrôler. Pourtant, Barack Obama a renoncé à lui couper ses communications et ses plateformes médiatiques, à la fois pour faire de la géolocalisation et laisser l’EI se décrédibiliser auprès des musulmans modérés.

9 - Une organisation fanatique ?  

Il serait trop simple que les hommes de l’EI soient des fous, des illuminés ou des victimes d’un embrigadement. Leur détermination n’est pas celle du psychopathe, mais de l’homme de foi qui sait que la vie de l’au-delà l’emporte sur celle du monde. Si l’État islamique intègre des déséquilibrés ou des déclassés sociaux, il attire d’abord des croyants sincères qui ont lu, ou au moins parcouru, les grands érudits rigoristes du Moyen Âge, et surtout Ibn Taymiyya. Al-Baghdâdî n’a rien d’un exalté aux propos délirants. L’homme est froid, intelligent, cultivé. L’État islamique soumet toute son action à un impératif : la victoire de Dieu. Au-delà de cet objectif conscient, rationnalisé, il fonde ses revendications dans le takfirisme. Cette tendance médiévale est réapparue à la fin des années 1970, prônant non seulement un retour à l’islam des origines mais aussi une utilisation de la violence légale contre les kufar, les « infidèles » (takfir signifie « anathème »). La plupart des médias iraniens identifient les hommes de l’EI au courant takfiriste, et l’IRIB, l’organe d’information officiel de Téhéran, ne les appelle que sous la formule : « les Takfiris de Daesh ». L’EI se présente, en fin de compte, comme une structure eschatologique dans l’islamisme : les sujets du calife sont les annonciateurs du Jugement. Sur les images tournées par Medyan Dairieh pour Vice News, des gardes-frontière sont enchaînés dans un pick-up. Un homme leur annonce qu’ils vont être exécutés au sabre, puis il ajoute : « Vive l’État islamique ! Allah akbar ! » Et les futures victimes de reprendre : « Vive l’État islamique ! Allah akbar ! » Seuls les systèmes totalitaires, parce qu’ils sont froids et rationnels, sont capables d’annihiler ainsi toute résistance intérieure de l’individu, jusqu’à lui faire acclamer son propre bourreau… L’EI a, de toute évidence, déjà dépassé le seuil du crime contre l’humanité et imite, dans ses méthodes et ses objectifs, les meurtres de masse des Einsatgruppen nazis en Ukraine et Russie : dans la province de Salah al-Dîn, des centaines de soldats de l’armée irakienne ont été exécutés, à genoux, d’une balle dans la nuque. C’est le principe même de la « Shoah par balle ».

10 - Quel accueil les populations locales font elles à l’Etat islamique ?

L’EI rallie à lui un nombre croissant de musulmans auprès desquels il apparaît comme un régime tout à fait respectable : « J’ai l’impression d’avoir à faire à un État respecté, pas à des voyous », déclare un artisan syrien. Voulant se montrer responsable, l’État islamique œuvre pour que son implantation territoriale soit durable. Contrairement aux djihadistes d’al-Qaïda, Daesh veut être un État à part entière, c'est-à-dire associer un territoire, une population et une administration. La vitesse à laquelle les institutions se sont transformées est d’ailleurs remarquable. Pour cela, il convient d’éviter le chaos et tout dérèglement de la vie quotidienne. Lors de leur entrée à Mossoul, les combattants ont exigé que les fonctionnaires et les ouvriers se rendent à leur travail, que la distribution de l’eau et de l’électricité soit assurée, que les services municipaux fonctionnent (ramassage des ordures, police urbaine). Des hommes ont été placés aux carrefours pour régler la circulation. Les maires conciliants ont été maintenus. Les pratiques de corruption généralisée ont été remplacées par une taxe de dix dollars par mois sur les commerçants, en échange de la sécurité et des approvisionnements courants. Les villes doivent vivre aussi bien qu’avant pour ne pas menacer la popularité de l’EI.

11 - Combien de combattants ?

L’État Islamique dispose d’un nombre de combattants difficile à estimer car il est en constante évolution. Le chiffre le plus stable avant l’été 2014 s’élèverait à une dizaine de milliers d’hommes, dont 6000 pour l’Irak et 5000 en Syrie. Mais cette base se serait accrue jusqu’à 20 000 durant les grandes opérations de juin-juillet qui ont permis de libérer des prisonniers djihadistes dans le centre et le nord du pays. La moitié des combattants sont donc étrangers à la région. L’État islamique bénéficie depuis juin d’un afflux croissant de volontaires étrangers – environ 3000 – arrivant par la frontière entre la Turquie et la Syrie. Les candidats au djihâd viennent de l’ensemble du monde musulman, poussés par les succès de l’EI, ses vidéos et ses tracts. Au Pakistan et en Afghanistan, la popularité de l’EI augmente, d’autant que la structure de l’ancienne organisation des Talibans a été détruite. On se rallie désormais à l’EI. Les étrangers sont des Algériens, des Tchétchènes, des Saoudiens, des Tunisiens, des Libyens issus de l’implosion du pays après la mort de Kadhafi (août 2011). Engagés initialement pour le front syrien, ils sont passés en Irak avec Daesh. Enfin, l’EI profite d’un ou deux milliers de djihadistes européens, et même d’une poignée d’Américains. On compte autour de 900 Français, issus de l’immigration ou convertis. Par une résurgence de l’Histoire dont Daesh est coutumière, le Califat recrute ses mercenaires à l’étranger, exactement comme les Abbassides le firent à partir du IXe siècle. Méfiants envers leurs troupes arabes, les califes prirent l’habitude de faire venir des esclaves turcs, islamisés et affranchis, puis des slaves et des grecs. Les objectifs sont Bagdad, Damas, Médine, les objectifs militaires de l’Etat islamique se présentent comme une remontée dans le temps, d’une capitale califale à une autre.

12 - Quel armement ?

Outre son recrutement, les succès militaires de l’EI tant en Syrie qu’en Irak s’expliquent par la surprenante quantité d’armement dont il dispose et qu’il présente fièrement lors de ses défilés à Raqqa. Daesh a récupéré de l’armée d’al-Assad une trentaine de chars soviétiques T-55 ainsi que quelques T-72 dont l’usage est avéré. En outre, des véhicules blindés type Hummvees et MRAP ont également été pris au gouvernement irakien, ainsi que 52 canons M-198 de 155 mm, et, plus inquiétant, des missiles SCUD dont le nombre et l’état restent inconnus. Toutefois, sans les compétences associées dans le téléguidage, leur dangerosité se limite à une simple opération de communication durant les défilés militaires de Daesh. Les projets d’attaques chimiques et biologiques sont du même ordre. Plus intéressant, son arsenal comporte des missiles antichars guidés (TOW, Kornet, HJ-8) qui, avec des lance-roquettes antichars plus classiques (RPG-7, M-70 OSA), lui permet de lutter efficacement contre les blindés syriens et irakiens. Enfin, l’EI aurait des missiles anti-aériens de courte portée en quantité inconnue (SA-18, SA-24, FN-6)[1]. Une question reste sans réponse, comment l’EI a t’il pu s’emparer de 6 divisions dont 4 blindées sans coup férir ?

13 - Quelle longévité financière pour l’Etat islamique ?

Depuis l’été 2014, le trésor de guerre de Daesh serait passé de 800 millions à deux milliards de dollars, dont un milliard tiré du pétrole en Syrie et en Irak, 430 millions venant du pillage des banques de Mossoul et du Conseil provincial, 100 millions pour la fabrication de fausse monnaie et de billets dépréciés, et 40 millions du trafic d’Antiquités et d’œuvres d’art issues des musées irakiens. On ne sait combien rapporte l’esclavage. Sept cents femmes yézidies ont été payées 150 dollars « la pièce ». Le Califat est la plus riche organisation terroriste du monde. Bien placé, l'argent volé ou reçu pourrait permettre à l'EI de continuer sa conquête. Mais une aubaine comme les fonds bancaires de Mossoul ne pourra plus se reproduire avant longtemps, aussi Daesh doit-elle améliorer son auto-financement. Avec la conquête d’une assise territoriale, l’EI peut désormais compter sur des impôts, des revenus publics, des taxes, des péages aux frontières avec la Turquie et sur une population, mais celle-ci est instable et les tribus peuvent se retourner contre leur nouveau maître. Pour se développer, l’État islamique peut surtout compter sur la manne pétrolière qui rapporte huit millions de dollars par mois.

14 - Quel est le jeu des puissances régionales ?

Pour comprendre ce jeu et ses faux-semblants, il convient de raisonner non pas en fonction des postures médiatiques des Etats mais de leurs intérêts. L’adversaire inconditionnel de Daesh est aujourd’hui le nouvel empire Mongol, cette alliance plastique regroupant l’Iran, la Russie et la Chine, qui comporte des Etats vassalisés comme la Syrie. Pourquoi ? L’Iran, qui contrôle une partie de l’Irak shiite souhaite opérer une jonction territoriale avec la Syrie, une bande côtière qui lui permet de renouer avec la puissance maritime achéménide. La Russie, qui se présente comme une puissance de substitution à la France, dans la protection des minorités chrétiennes au Levant a besoin d’un port en eaux chaudes. On notera que les Russes n’ont pas ouvert le feu sur les avions américains se hasardant en Syrie ? Un accord aurait il été passé au préalable sur les zones survolables ? Quant à la France, elle a montré plus d’hésitation à bombarder en Syrie. Peut être parce que la Russie l’aurait traitée différemment. De l’autre côté plusieurs puissances n’ont aucun intérêt à la constitution d’un continuum chiite. L’Arabie saoudite a joué la carte du salafisme politique en Syrie et en Irak. Elle a soutenu l’Etat islamique. Toutefois, l’EI représente une menace pour ce pays qui représente un réservoir de conquête. Ryad profite actuellement de la désorganisation de la production pétrolière irakienne, qui lui offre de nouveaux débouchés. Le Qatar, allié des Etats-Unis et par lequel sont passées une partie des armes à destination des rebelles syriens est désormais l’objet de toutes les méfiances pour son soutien non prouvé au djihadisme. Leur engagement présente les mêmes ambiguïtés que celui de l’Arabie Saoudite. En outre, le Qatar héberge des organisations qui soutiennent la « révolution irakienne ». La Turquie, pratique le louvoiement dans les affaires moyen-orientales. Elle appuie l’EI en permettant l’afflux des volontaires armés. Israël, très fragilisé, n’a pas intérêt à un Etat islamique fort, ni à régime de Bachar-al-Assad fort. Les Etats-Unis sont pris aux piège de leurs contradictions : souhaitant renverser le régime syrien, ils n’ont pas intérêt à infléchir l’action de l’EI en Syrie. In Irak, en revanche, ils doivent protéger les puits de pétrole du Kurdistan, qu’exploitent leurs compagnies pétrolières. La grande coalition de 25 pays mise sur pied au sommet de l’OTAN n’a pas réussi à mobiliser un seul pays musulman pour la partie militaire. En revanche, la partie humanitaire, c’est à dire la moins coûteuse et la plus prestigieuse auprès des populations, sera conduite par l’Arabie Saoudite, le Koweït et la Turquie.

15 - Comment venir à bout de l’Etat islamique ?

Pour venir à bout de l’Etat islamique, il convient de revenir aux deux fondements de la politique française : la modération et l’équilibre. Il convient d’associer l’ensemble des acteurs régionaux aux solutions de paix, en particulier, ceux qui ont le plus intérêt à la destruction de cette organisation terroriste. Sans cette inflexion pragmatique de notre politique étrangère, la guerre contre Daesh restera une illusion.

Pour aller plus loin :

Olivier Hanne et Thomas Flichy de la Neuville, L’Etat islamique, anatomie du Califat, Bernard Giovanangeli, 2014

Olivier Hanne und Thomas Flichy de la Neuville, Islamischer Staat, Anatomie des Neuen Kalifats, Vergangenheitsverlag, 2015

Propos recueillis par Constantin LIANOS


[1] Thomas Gibbons-Neff, « Islamic State might have taken advanced MANPADS from Syrian airfield », Washington Post, 25/8/2014.

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