La Flâneuse : une navigation pour le tricentenaire de la Peste de 1720
Marseille, le 31 mai 2020 Pour le tricentenaire de la Peste de 1720
Michel Goury téléphonant au capitaine Jean-Baptiste Chataud ! (1)
Marie-Claire (membre de l'AACLE) à la barre
La Flâneuse est la vie. La vie sur l’eau, la vie en mer, la vie des vagues, la vie du vent, la vie au vent, la vie sous voiles, la vie tout court, sans long-cours mais quelle cour d’amour de mer !
Cette journée à son bord, ce 28 mai, est une résurrection après deux mois de confinement. Un retour, pas simplement en mer, mais en la joie de vivre. Les deux sont tellement liés d’intimité. La mer met du sel dans la vie !
La voile aurique de la Tartane qui s’élève dans un ciel habillé de toute sa pureté est bien plus qu’une voile : c’est un rideau de théâtre qui s’ouvre sur une pièce écrite par deux auteurs sans équivalent dont vous connaissez les noms :
- le premier est la mer elle-même, mais pas n’importe laquelle, la Méditerranée,
- le second est le vent, mais pas n’importe lequel, celui qui, déjà, gonflait la voile d’Ulysse. Il n’a pas changé ; il chante toujours les vers du divin Homère.
Les décors sont de La Flâneuse dont c’est la première sortie en mer de la saison. Elle s’est parée de toute une beauté nouvelle. Comme une jeune mariée. Quand j’écris « elle s’est parée », je dois dire Bruno, son chef de bord, l’a vêtue de neuf.
Durant ces deux derniers mois les hommes n’étaient pas seuls à être confinés ; les bateaux l’étaient aussi. Qui peut savoir la souffrance d’un bateau confiné à quai avec pour seul horizon un môle, un embarcadère de ciment, une panne triste et longue comme un jour sans pain, un duc d’Albe au pied duquel clapotent de tristes vagues ?
Mais, enfin, ce matin tout change. La Flâneuse garnit sa proue d’un sourire qu’il n’est pas difficile de deviner à défaut de le voir. Son étrave embrasse à nouveau la mer. Ce 28 mai, tout est à l’unisson : les flots, le ciel et l’équipage. Bruno reçoit à son bord deux journalistes de TF1 venant réaliser un reportage sur la Peste de 1720. Michel Goury, incontournable en la matière, inventeur de l’ancre du Grand Saint-Antoine et auteur de l’ouvrage Un homme, un navire - La Peste de 1720 – Aquarelles de Jean-Marie Gassend – préface de Gilbert Buti (Ed Jeanne Laffitte 2013) est naturellement présent. Michel allait être interviewé. Pour compléter l’équipage, deux femmes : Florence et Marie-Claire ; un plongeur professionnel, Denis et moi-même.
Direction : l’île de Jarre
Marie-Claire tient la barre. Rayonnantes. Je l’écris au pluriel car elles le sont toutes les deux : Marie-Claire et la barre. Les premières îles sont franchies. Maïre apparaît dans toute sa beauté sauvage et préservée. À ses pieds, de gros blocs effondrés :
- « Légèrement sur bâbord ! Mieux vaut s’éloigner des aplombs ».
Des mouettes inquiètes de notre navigation regagnent leurs nids à tire d’ailes pour protéger leurs œufs ou défendre leurs oisillons. Le vent et la nature sont d’étonnants sculpteurs qui ont travaillé la roche avec un résultat dépassant toute imagination. De la blancheur tranchée à grands coups de sabre ; des arrondis de pierres qu’un ciel semble cajoler de mots de tendresse. Notre barreur rappelle que la reine Jeanne accorda aux marseillais de venir chasser le chevreuil sur Maïre. Michel, quant à lui, déclare avoir vu des chèvres du Rove brouter l’herbe rare de l’île.
Première interview de Michel
Les questions fusent :
- « Comment la peste est-elle arrivée à Marseille ? »
- « Quelles étaient les mesures de sécurité ? »
- « Où le Grand Saint-Antoine était-il amarré ? »
- « Comment la quarantaine se déroulait-elle ? »
- « Pourquoi l’île de Jarre ? »
Michel en présence des deux journalistes
Notre archéologue sous-marin, dressé à la proue de la Tartane, ressuscite l’histoire avec une précision toute scientifique.
Jarre ! L’anse où séjourna le navire maudit. Là où il vécut sa « passion », son agonie, sa mise au bûcher, le bûcher étant sa propre coque. Il reposait là où nous sommes. Florence sonde le fond en jetant à l’eau un gros plomb suspendu à un cordage cerclé à espace régulier par un marquage rouge : 11,36 mètres.
Quelle émotion de se trouver à cet emplacement précis. Jarre, dans son habit de blancheur, est à peine à quelques encablures de nous. Le dernier acte de la vie du Grand Saint-Antoine s’est déroulé ici. Dernier acte d’une tragédie ayant fait passer de vie à trépas près de la moitié de la population de Marseille. Les flots sont d’un bleu étonnamment profond, rendu plus éclatant encore par la roche immaculée qui dort silencieuse sur l’eau comme un grand animal. Un blanc de deuil ! Une roche torturée, à la silhouette formant en son centre deux boucles accolées, comme l’oméga grec. Évoquer la Grèce n’est pas sans raison. L’oméga signe la fin de l’histoire de la dernière grande peste frappant l’Occident.
Cette roche si blanche devant nos yeux a rougi sous les reflets de l’incendie de la flûte, s’est noircie sous les volutes de fumée, a retenti du crépitement des flammes. Comme on brûlait les sorcières au Moyen-âge, il fallait rayer de la mémoire des hommes ce navire maudit. La mer avait le dernier mot. Le monde du silence (qui n’est jamais silencieux) allait recouvrir une histoire, elle aussi maudite. Mais l’Histoire n’est jamais définitivement enterrée ou immergée. Elle rejaillit.
Les lignes de l’ouvrage de Michel et les aquarelles de Jean-Marie Gassend me reviennent à l’esprit :
-« Le Grand Saint-Antoine s’accroche à la mer face à Jarre » (p. 131). Comme notre Flâneuse.
Treize matelots avaient été détachés sur l’île pour le transport et la purge des marchandises. « Des vivres sont portés tous les deux jours : fromages de Hollande … » ? Pourquoi donc de Hollande ? Serait-ce en raison de l’origine hollandaise du Grand Saint-Antoine ? Non, je plaisante !
Le 26 septembre la décision est prise de mettre le feu au navire. « Les mâts et les agrès s’embrasent ; le bordé de pont s’enflamme … Tout se consume en même temps ». (p. 154)
… Le vent se réveille de sa torpeur matinale, faisant lentement dériver la Tartane. Les journalistes, dans le souci des meilleures prises de vues, souhaitent la voir fixe sur l’eau. Bruno aussi, mais pas pour les mêmes raisons. Il serait tout de même regrettable d’être drossés sur les rochers tout proches et de finir par 11,36 mètres de fond en allant embrasser les restes de l’épave. J’imagine déjà les titres des journaux du lendemain et notre quotidien régional La Provence annoncer en première page sous la signature de Philippe Gallini :
-« LA MALÉDICTION DU GRAND SAINT-ANTOINE :
LA FLÂNEUSE ENVOYÉE PAR LE FOND DEVANT L’ÎLE DE JARRE ! »
« Stabiliser : pas de problème » lance le chef de bord. Pas de problème … En théorie !
Vous vous souvenez de la phrase :
« J’aimerais vivre en Théorie, parce qu’en Théorie tout est plus facile ».
Deux longues rames frappées aux couleurs de La Flâneuse sont hissées sur le pont et prennent place à tribord et à bâbord. Malgré mes si nombreux embarquements, je n’ai jamais vu ces deux rames ailleurs que dans les fonds. Bruno fixe les dames. Denis saisit le bois de tribord ; Bruno, l’autre. Il s’agit, en ramant, d’annuler l’effet du vent et d’immobiliser la Tartane à la force des bras. Toutefois, comme chacun sait, Tartane est têtue ! Le vent aussi. Et pourtant nos deux compères n’y vont pas de main morte. Mais on ne fixe pas si facilement sur l’eau un tel bateau.
La décision de mouiller l’ancre est rapidement prise. La chaîne chante et déverse ses maillons, d’abord timidement, puis plus sérieusement, passant d’un rythme « Allegro » à un « crescendo » bien marqué pour finir en un « forte subito » ! 17 mètres par le fond. Tranquille, La Flâneuse ne bouge plus.
Un événement inattendu
Un événement inattendu va alors se produire. Émergent du Carré, deux personnages au visage masqué. En avant de leur tête, un long nez noir en forme de bec. Au travers de deux orifices se devinent leurs yeux. Il s’agit d’un homme et d’une femme (2). Le corps du premier est entièrement enveloppé d’une grande cape noire. Tous deux gagnent le passavant bâbord et l’homme prend la parole :
-« Mes chers amis, nous sommes devant l’anse de Jarre où fut brûlé le Grand Saint-Antoine. À cet emplacement précis. Nous nous y trouvons grâce à Bruno et à Michel. Ce n’est pas sans émotion. Deux journalistes nous accompagnent. C’est un grand moment. Aussi avons-nous souhaité honorer tous ces marseillais et provençaux morts durant la Peste de 1720. Deux hommes ont contribué à sauver Marseille du fléau qui la ravageait :
Monseigneur de Belsunce et le Chevalier Roze. Aussi, en leur honneur et en souvenir de toutes les victimes, Marie-Claire va t-elle lancer à la mer devant Jarre, à l’emplacement exact où flottait le Grand Saint-Antoine le bouquet qu’elle tient en mains.
Ce bouquet réunit trois couleurs de fleurs :
- la couleur jaune car cette couleur est celle de l’épidémie de la peste, la couleur du pavillon arboré par un bâtiment touché par la contagion,
- la couleur blanche pour signifier la santé recouvrée à l’issue de l’épidémie,
- la couleur rose car c’est la couleur de la vie que nous souhaitons à chacun de vous. »
La Dame au masque lance alors le bouquet à l’eau. « Le plus loin possible, venait de demander le caméraman, pour que je puisse bien le filmer ».
Jean-Noël BEVERINI, Marie-Claire RAULET (membres de l'AACLE)
Les fleurs flottent longuement. La caméra semble gourmande de cette vision ! L’île aussi. Nouveau moment d’émotion. Tous à bord se sentent plongés dans l’Histoire. Pour un peu, en fermant les yeux, l’ombre du maudit vaisseau jaillirait devant nous, miraculeusement ou dramatiquement ressurgi des eaux, tel un hollandais fantôme ! Sa coque ronde, ses trois mâts gréés en voiles carrées, son ancre de flanc, celle remontée par Michel, et son ancre de Miséricorde.
Il convenait d’avoir une pensée pour tant de marseillais emportés par une folle épidémie. Cérémonie grandiose dans sa simplicité, la seule organisée de cette façon à l’occasion du tricentenaire de 1720. Et dire que l’ancre, en cette année 2020, a quitté Marseille pour être envoyée en Allemagne (3) et ne revenir qu’en 2021 !
- « Et ces deux masques ? Ces deux becs, d’où viennent-ils ? »
- « Ils ont été confectionnés par une amie, haute couturière couronnée du titre de meilleure ouvrière de France et qui est également présidente d’un Comité de la Légion d’honneur à Marseille. Son nom :
Madame Rosa-Maria Vilafranca. Elle s’est inspirée de la gravure figurant en page 6 de l’ouvrage Marseille ville morte - la peste de 1720.
(Ch. Carrère - M. Courdurié - F. Rebuffat. Éd Maurice Garçon 1968). Nous la remercions vivement. Sa contribution a donné du relief à notre hommage … Vous le sentez bien. Avec un tel nez, cela ne peut que se sentir ! Le premier à en rire à grands éclats est … Cyrano : il a trouvé un appendice encore plus pittoresque que le sien ! »
La Flâneuse est devenue scène de théâtre ! Quoi de plus naturel pour un bateau patrimonial, tellement lui-même chargé d’Histoire. La belle Tartane, toute fière, semble dire à chacun :
-« C’est historiquement que j’ai mes élégances,
Et je ne sors jamais sans en avoir conscience ! » (4)
… L’ancre rejoint son logement et la navigation reprend : direction l’anse de la quarantaine du Frioul.
L’anse de la quarantaine du Frioul
Michel : « Homme libre toujours tu chériras la mer ! »
La grand’ voile, la trinquette et le foc sont hissés. La Flâneuse, bien femme en cela, veut se parer de ses plus beaux atours et déploie trois de ses cinq voiles. Quelle indicible beauté ! Le vent joue dans les toiles et se marie au soleil pour colorer et hâler nos visages. Florence a pris la barre. Changement de cap. Changement de quart. La cloche de bronze fixée au pied du mât résonne de son chant clair. Le caméraman veut filmer, écouter, graver sur la pellicule. Il se penche sur le bastingage, saisit la danse des vagues caressant la coque dans un baiser d’amour comme seule la mer, divine amante, sait en donner au marin. La mer n’est pas sans raison femme. Et la Méditerranée est peut-être la plus femme des mers. C’est certainement la raison pour laquelle le grand Ulysse ne l’a pas quittée durant tant d’années avant de regagner Ithaque !
Le Frioul apparaît droit devant. La vedette de la capitainerie s’enquiert de notre accostage. Nous déposerons simplement à terre par un rapide « Touch and Go » Michel et les deux journalistes qui poursuivent leur reportage. Nous autres sillonnerons les abords de l’île. Le bonheur nous arrive par vagues. C’est le cas de le dire !
Nous apercevons nos marcheurs sur le sentier de l’hôpital Caroline. Sans plus de formalités qu’au moment de leur débarquement, nous les réembarquons.
« Ô mer, nul ne connaît tes richesses intimes »
Virement de bord et retour à Marseille.
Jean-Noël : « La mer est ton miroir ; tu contemples ton âme »
Je prends la barre. La navigation à la voile n’est pas une affaire de tout repos. Non spécialement pour le barreur mais pour les équipiers. Il y a toujours une écoute à régler, une drisse à tendre, un cordage qui demande du « mou ». Le caméraman, toujours friand d’images, s’est allongé dans le filet d’étrave. Remarquable hamac tendu entre ciel et mer. De là, une vue panoramique sur les voiles parfaitement gonflées et dans les oreilles, le chant de la proue fendant l’eau. Pendant la période de confinement, Bruno a confectionné de ses mains un nouveau filet : mélanges de nœuds ! Qui sait encore réaliser pareille œuvre ?
Vrai travail de marin, … de marin de la vieille marine en bois !
Je place La Flâneuse face au vent. Il va falloir affaler les voiles. La bôme frémissante indique que le bateau est dans le bon axe. Les équipiers s’affairent à nouveau. La Flâneuse n’est pas un bateau de tourisme : on participe, on apprend la voile, on consolide ses connaissances. Accostage « à l’amiral » ! Sept heures en mer depuis ce matin. Et la navigation creuse les estomacs ; c’est bien connu. Michel se renseignant sur le menu, je réponds :
- « Biscuit de mer, tranche de lard fumé et haricots secs ! »
- « Par Neptune, c’est un menu de galérien ! »
C’est sans compter avec Marie-Claire qui gagne haut la main ses galons de maître-queux, de chef de cambuse et de maître d’hôtel de première classe. Le capot arrière de la Tartane se couvre de brocamole, d’assortiments divers d’apéritif et de quelques cuvées à belle robe. Ce n’est que la mise en bouche. Un superbe saumon farci déclenche les hourrahs de l’équipage. Il ne saurait être bon marin l’estomac vide ! Le sort de l’animal, plein de majesté sur son lit de salade fraîche et verte, ne se fait point attendre. Sous des applaudissements renouvelés, un magnifique gâteau glacé gagne à son tour le pont. Je crois deviner que les deux journalistes, sans rien avouer, envisagent de quitter leur travail à terre pour devenir marins !
Quelle journée !
Huit lettres pour composer le nom de Flâneuse.
Huit membres, ce jour, pour composer son équipage,
Huit heures au total à bord.
N’est-il pas écrit que le chiffre 8 est celui de la perfection ? Quoiqu’il en soit, cette perfection a été atteinte en ce 28 mai (encore un 8), perfection dans le partage, dans l’Amitié, dans la rencontre de l’Histoire, dans la beauté tout simplement. Merci.
Jean-Noël Beverini, (membre de l'AACLE)
***
(1) Capitaine du Grand Saint-Antoine en 1720.
(2) Inutile de les citer ; vous les reconnaitrez aisément.
(3) Pour une exposition consacrée aux épidémies. Michel Goury a rédigé la notice de présentation de l’ancre.
(4) Voir Cyrano de Bergerac – Edmond Rostand – Acte 1 scène 6 – Plagiat.
(5) Crédit photos : Florence et Bruno.
(6) Les activités de La Flâneuse, authentique tartane de Marseille labélisée Bateau d’Intérêt Patrimonial et tous renseignements la concernant (réservations … ) sont disponibles sur le site : www.laflaneuse.fr
Tel : +33 (0)6 73 77 34 42 - N'hésitez pas de consulter le site ou appeler pour plus d'informations.
Constantin LIANOS, président de l'AACLE et de l'ANACLE.
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