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Les actualités de
Monsieur Légionnaire

La Pilatte

Je voudrais vous faire partager une de mes randonnées dans le massif de l’Oisans, entre Grenoble et Briançon. J’en parle au présent, car j’en ai gardé un souvenir très fort.

Une fois de plus, nous partons du petit village de la Bérarde. Village, c’est beaucoup dire. En réalité une dizaine de baraques et masures, pour la plupart désertes en hiver, c’est-à-dire une bonne partie de l’année. Baraques dans lesquelles nous nous sommes plusieurs fois réfugiés lors d’intempéries imprévues. Idéalement placé au centre du massif, la Bérarde est le point de départ de toutes les excursions. 

La-Pilatte.jpgIl faut maintenant, hélas, en parler au passé. Resté immuable des siècles durant, elle s’était sensiblement développée, jusqu’à cette nuit du 21 juin 2024 où un redoux anormal, entrainant pluies diluviennes et fonte des neiges, avait démesurément grossi les cours d’eau, le Vénéon et le Torrent de Bonne-Pierre.  Des maisons ont été emportées, d’autres ensevelies sous des montagnes de boue et graviers. Ce jour, à marquer d’une pierre noire, la Bérarde a été effacée de la mémoire collective des alpinistes. Combien de temps faudra-t-il pour qu’elle renaisse ?

Je reviens à notre randonnée. Nous remontons le Vénéon, avec pour objectif le Col de la Pilatte, tout en haut du glacier de même nom. Pourquoi ai-je choisi cette randonnée, je ne sais plus. Nous arrivons de Lyon. Arrachés aux immeubles d’une grande ville sale et malodorante [ce qui a bien changé depuis] par un tapis volant en forme de vieille 4CV, nous avons été transportés dans l’Oisans, ses magnifiques sommets et son air merveilleusement pur. L’Oisans est un paradis terrestre [ou plutôt l’était, car les remontées mécaniques l’envahissent, hélas].

Le Vénéon surgit des derniers séracs du glacier, bouillonnant, heureux de se libérer de l’amoncellement de glace pour s’épanouir à l’air libre. Nous sommes au pied du mur. Un mur haut de cinq cents mètres nous fait face. Pour débuter, car ce n’est qu’une première étape qui permet d’atteindre le refuge, au pied du somptueux cirque glaciaire avec, tout en haut, le Col de la Pilatte, notre but final. D’où nous sommes, nous pouvons l’apercevoir, bien loin, tout là- haut.

Passer d’une altitude de près de 2.000 mètres, où nous sommes, à 3.500, ce sont plus de 1.500 mètres à remonter. C’est beaucoup. Je le réalise maintenant, c’est trop. Le découragement nous saisit. Venir jusque-là pour opérer un demi-tour ? Impensable ! Pourtant il le faudra bien. Abandonner est un toujours un terrible échec, même lorsqu’on est tout près du but. Si quelques dizaines de mètres seulement restent à franchir, c’est un échec ! 

Et que dire de renoncer avant même de faire les premiers pas ? Alors que nous allons nous résigner, apparaissent, surgissant d’un bon pas, trois montagnards. Nous faisons connaissance. Ce sont des Chasseurs Alpins du Bataillon de Grenoble. Un capitaine, un sous-lieutenant et un chasseur profitent d’une permission pour faire une course en montagne (on dit course en montagne pour parler de randonnée). C’est la bonne saison, le temps s’y prête. Ils vont précisément au Col de la Pilatte. Heureuse coïncidence, allons-y ensemble.

Nous sommes en famille, car les Chasseurs Alpins sont une famille dont j’étais moi-même, au 7ème BCA de Bourg-Saint-Maurice. J’ai le souvenir de sorties, pourtant réglementaires, où les grades ne comptaient plus. Seuls valaient l’endurance et la volonté farouche d’arriver au sommet avant les autres. Nous étions tous des montagnards aguerris, certains étaient aspirants-guides de haute montagne. La bataille était rude, c’était exaltant. Sauf pour les malheureux qui avaient demandé à intégrer ce Corps pour son prestige, sans avoir l’habitude de la montagne. Pour eux, loin derrière, c’était une montée au calvaire.

Revenons à la Pilatte. Dans le sillage des Chasseurs, la montée au refuge se fait sans efforts. En cyclisme, le premier entraine les suivants par un effet mécanique d’aspiration. Rien de tel en montagne. Pas d’aspiration physique, mais un effet psychologique conséquent. Nous arrivons donc facilement au pied de l’admirable cirque glaciaire de la Pilatte. Immense, il couvre tout le versant de la montagne. Pour atteindre le col, nous progresserons donc sur le glacier lui-même, après une nuit au refuge.

Le lendemain, le temps n’est pas parfaitement stable. Quelques nuages s’effilochent, annonceurs d’orage. Mais pas de menace précise, nous partons. 

Le glacier de la Pilatte est fragmenté en blocs énormes, de plusieurs mètres de haut. Je ne peux que penser à Lliboutry, plus exactement à Monsieur Louis, Antonin, François Lliboutry. Je dis Monsieur car je le garde en grande estime. Permettez-moi de faire une parenthèse pour en parler. Louis Lliboutry a fondé à Grenoble le premier laboratoire de glaciologie. Voici ce qu’en dit Wikipedia : « Ses apports à la mécanique des milieux visqueux (glace et manteau terrestre) sont reconnus internationalement ». J’ai eu la chance d’être son élève à la fac de Grenoble. En réalité la chance a été de le voir, non pas de suivre son enseignement, car il s’agissait de la théorie de la dynamique des fluides ; trop difficile pour moi ! Je conseille de lire cette page de Wikipedia (Louis Lliboutry — Wikipédia) bien que la question soit mal posée. Glace et manteau terrestre ne sont pas «  visqueux » comme on nous le dit, mais déformables, ce qui est vrai pour tous les solides. Tous les solides, aussi durs qu’ils paraissent, sont déformables. Ce qui varie de l’un à l’autre est le temps nécessaire pour qu’ils se déforment, des années pour la glace, des siècles pour le marbre, des millions d’années pour le manteau terrestre, c’est-à-dire les montagnes [pour plus de détails, voir mon blog :  (science-sapience.fr/l-eau/].

Une question vient alors à l’esprit : que se passe-t-il si on veut les déformer plus vite ? Eh bien, c’est simple, il se cassent.

C’est précisément ce qui se passe à la Pilatte. Un glacier descend sous l’effet de son poids et il subit les irrégularités du terrain. Si la pente est forte, son déplacement est rapide et il ne peut se déformer sans se fracturer, d’où les séracs. Ils sont particulièrement spectaculaires à la Pilatte. Ce glacier dévale une pente raide, se fractionnant en énormes blocs enchevêtrés, entre lesquels il faut frayer son chemin. 

Dans les séracs, la glace vive joue avec la lumière, allant d’un blanc pur à un camaïeu de bleu, diffusant une atmosphère irréelle, comme dans les carrières de marbre de Carrare. L’avantage d’un glacier en déplacement rapide est que nulle crevasse n’est à craindre. C’est l’inverse avec un déplacement lent, comme c’est le cas du Mont-de-Lans, glacier qui forme une calotte, traitreusement truffée d’innombrables crevasses. Un jour, alors que nous avions fait halte pour le contempler avant de nous engager dans sa traversée, on nous a raconté l’histoire terrible de deux alpinistes dont l’un était tombé dans une crevasse, dans l’impossibilité de remonter les parois lisses. Son compagnon part alors chercher de l’aide et reviens avec une équipe de secouristes. Hélas, dans son désarroi, il n’avait pas pensé à poser des repères. À son retour, devant cette immensité blanche, il a été incapable de retrouver la crevasse où son camarade était tombé. Des milliers de crevasses à examiner l’une après l’autre, impossible ! le malheureux a été condamné à une mort lente dans son cercueil glacé. Cette lugubre histoire ne nous a pas dissuadés de nous engager dans la traversée. Il est vrai qu’à ce moment-là les crevasses étaient dégagées, ouvertes, donc bien visibles.

Mais, trêve d’aparté, revenons à notre montée vers le Col de la Pilatte. A mi-pente nous pourrions bifurquer à gauche vers le glacier du Sélé qui nous conduirait vers l’autre versant, de l’autre côté du massif, à des kilomètres de notre point de départ. Nous pourrons voir tout cela d’en haut, quand nous serons arrivés au sommet. Après les séracs, en sortant de la zone chaotique, le glacier s’apaise et nous offre une belle pente neigeuse qui nous conduit gentiment au col.

Voilà, nous avons atteint notre but, grâce à nos équipiers apparus à point nommé.  En alpinistes avertis, nous restons prudemment en-deçà, à quelques mètres du bord. Une arête sommitale neigeuse peut être très dangereuse. Le vent peut accumuler la neige pour former une congère qui d’avance au-dessus du vide. Il faut être très attentif, car rien ne le signale. S’aventurer sur la corniche serait prendre le risque de passer au travers.

Nous renonçons donc à contempler l’autre versant. Tandis que je discute avec le capitaine, je vois avec inquiétude le chasseur explorer sans précautions les environs, jusqu’à s’approcher dangereusement du bord. Je demande à l’officier de rappeler son soldat, lorsque nous réalisons qu’il a disparu ! 

Stupeur ! Ne subsistent que ses deux bâtons, plantés bien droits au bord d’un trou formé dans la neige. Catastrophe ! Pas de doute, il est passé au travers de la congère ! 

Nous approchons avec précautions, à plat ventre, persuadés de ne voir que le vide. Mais, Oh surprise ! l’homme est là, à l’intérieur de la congère. Elle s’est ouverte comme un fruit mûr, sur le point de se casser en deux, tout en étant suffisamment ferme pour supporter le poids de l’imprudent. Ouf !

La crainte qui hante toute équipe d’alpinistes est de redescendre avec une personne de moins. En montagne le danger n’est pas toujours où on l’attend, plus exactement pas toujours où on est préparé à l’affronter. On n’est jamais à l’abri d’une surprise fatale. C’est ainsi que, en compagnie d’un ami, j’ai été emporté par une avalanche sur une pente qui ne présentait aucune difficulté. Rien ne la laissait prévoir. Entièrement enfoui dans la neige, j’ai fort heureusement réussi à me dégager. Le grand Lionel Terray, lui qui s’est illustré dans tous les massifs du monde, a fait une chute mortelle en glissant sur un banal sentier du Vercors, comme un écolier étourdi. Il y a tant d’exemples de cet ordre. Nous avons cru pendant de longues minutes que cela s’était produit ce jour-là, au Col de la Pilatte, alors que notre balade s’était déroulée sans encombre. Fort heureusement ce ne fut pas le cas ; nous sommes tous redescendus sains et saufs, mais quelle frayeur !  

Max de REGGI (Membre à vie de l'AACLE), Directeur de recherches CNRS.

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