Non, eux n’ont pas été confinés, non, ils n’ont pas respecté l’obligation de signer des attestations pour sortir de chez eux. Et ils ont bien fait. Ils ont d’autant mieux fait que ces hommes exceptionnels ont obtenu tous les sauf-conduits nécessaires pour circuler librement jour et nuit dans tout Marseille. La préfète déléguée à l’égalité des chances, Marie Aubert, leur a donné illico toutes les autorisations pour se transformer en missionnaires de la charité. Elle les a aidés, appuyés, sollicités, épuisés. Parce qu’elle, elle savait. Elle savait qu’un drame gigantesque risquait de décimer Marseille et que toutes les initiatives, toutes les mains tendues devaient concourir à empêcher cette tragédie collective annoncée.
Souvenez-vous. C’était il y a trois mois à peine. Soudain, la ville s’est tue. Apeurés par la hantise de la contamination, les Marseillais se sont terrés chez eux. Un silence de mort s’est installé. Les rues se sont vidées. Les lampions se sont éteints. Une chape de peur a saisi la population, comme un linceul immense déployé sur la ville. L’ère du Coronavirus venait de s’ouvrir avec ses décomptes macabres et ses polémiques médiocres. Et le syndrome de la peste a lentement empoisonné Marseille en empêchant tous les rapprochements humains.
S’il est vrai que ces périodes de crise révèlent les personnalités hors du commun, celle que nous venons de connaître n’a pas échappé à la règle. Le vice-amiral Charles Henri-Garié, Fabrice Raoul, Frédéric Jeanjean, Vincent Fenech ou Jean-Marc Aveline, quelles que soient leurs fonctions ou leurs professions, sont des hommes ordinaires dont la destinée est devenue extraordinaire car ils ont contribué à sauver des milliers de sans-abri, de mendiants, de clochards, de chiffonniers, de squatteurs et de personnes vulnérables qui, sans leur aide, auraient pu mourir d’un autre virus, tout aussi redoutable : celui de l’indifférence et de la solitude.
Avec une grande humilité, ces Marseillais m’ont raconté comment et pourquoi ils ont réagi dès le second jour de confinement, après le KO du premier jour. Ils sortent acheter du pain ou quelques victuailles à proximité de chez eux et se rendent compte aussitôt du désastre : plus de circulation, plus de bruit, plus de points d’eau, plus d’associations, plus de centres d’accueil, plus de manche possible : des milliers de personnes vivant dans la rue vont être dans l’incapacité de se laver, de se nourrir et de solliciter une aide publique. Témoin, ce SDF qui s’agrippe à la veste de Frédéric Jeanjean à la sortie d’une boulangerie des Chartreux et qui l’implore : « Monsieur, par pitié, je ne veux pas d’argent, je ne veux pas de cigarettes, donnez-moi juste de quoi manger ».
Cet appel à l’aide bouleversant, l’ancien « Pacha » du bataillon des marins-pompiers de Marseille, Charles-Henri Garié, mais aussi Fabrice Raoul, président exécutif de l’union des professionnels de la mode et de l’habillement, responsable de « Mod’Spé Central Europe à Bratislava en Slovaquie, ancien responsable export de Didier Parakian, Vincent Fenech, curé de la paroisse de Saint-Mauront, un des quartiers les plus déshérités de Marseille, religieux de Timon-David, Jean-Marc Aveline, archevêque de Marseille, l’ont reçu eux aussi cinq sur cinq. Et ils ont répondu présent. Quelle que soit l’heure du jour ou de la nuit, ces hommes se sont dévoués corps et âme pour sauver leurs prochains d’une issue fatale. Ils n’avaient rien à y gagner. Ils ont pris tous les risques. Leur action conjuguée devra s’inscrire en lettres de noblesse dans la légende de Marseille et, s’il ne tenait qu’à moi, je leur décernerais à tous les cinq, ou plutôt à tous les six en incluant aussi Marie Aubert, la médaille d’honneur de la ville de Marseille.
En photo, de gauche à droite : Mgr Jean-Marc AVELINE, Charles-Henri Garié, Frédéric Jeanjean et Fabrice Raoul
Les caddies de l’espérance
Il est vrai qu’ils sont tous animés d’une fibre sociale qui les incite à aider les plus vulnérables. Fabrice Raoul, enseignant au sein de l’école de mode Mod’Spe Paris Central Europe de Bratislava, n’est jamais aussi heureux que lorsqu’il est congratulé par un étudiant en fin de cursus universitaire : « Merci, monsieur le professeur, grâce à vous je vais faire un métier que je n’aurais jamais imaginé faire ». Ce sentiment d’un devoir accompli habite également Charles-Henri Garié quand il visite les « cadets du bataillon », ces jeunes pompiers qu’il aide à franchir marche après marche « l’escalier social », jeunes qui iront ensuite prêcher d’exemple dans leur cité afin d’extraire de l’enfer de la drogue d’autres adolescents qui s’y perdent. Ces sauveurs d’hommes ont appris à se connaître en déployant leurs réseaux en même temps pour secourir les Marseillais en détresse. Plus ils cheminaient, plus la demande s’amplifiait. C’était comme le tonneau des Danaïdes : dès lors qu’on croyait avoir fini de le remplir, il fallait tout recommencer.
Pendant que Fabrice Raoul répondant à un appel au secours du vice-amiral Garié, se mettait en quatre pour dénicher des sous-vêtements destinés aux SDF, Frédéric Jeanjean, lui, persuadait le directeur de « Métro » aux Pennes Mirabeau de lui fournir plusieurs palettes de bouteilles d’eau « Cristalline ». Pendant que Fabrice Raoul parvenait à convaincre de grandes marques de lui procurer des caleçons et des tee-shirts haut de gamme pour habiller les nécessiteux, Charles-Henri Garié faisait ouvrir deux gymnases pour permettre aux clochards de se doucher. C’est une véritable spirale de solidarité qui s’est enclenchée avec le secours catholique, le secours populaire (qui ont œuvré main dans la main), les Restos du Cœur, la banque alimentaire, la croix rouge. En deux mois, la plupart de ces associations caritatives ont épuisé leur budget de l’année…
Ils ont fait feu de tout bois. Sans compter les heures, la fatigue, l’incompréhension, les tracasseries administratives. Au-dessus d’eux, le missi dominici, l’archange du ciel, Jean-Marc Aveline, archevêque de Marseille, tel Lino Ventura dans l’armée des ombres, coordonnait les efforts au sein d’un service diocésain de la solidarité impliquant toutes les petites mains du catholicisme à Marseille. Pour ces braves secouristes, la période a été très intense et ils l’ont vécue avec l’esprit missionnaire des hussards de la république : « on détecte les invisibles et on les forme dans nos chantiers de la pilotine au savoir-faire et au savoir-être », explique M. Garié. Ce qu’ils font de concert au service de l’éducation en tentant d’en combler les failles, ils l’ont réalisé avec le même dévouement, la même abnégation au service des plus vulnérables, y compris ceux qui n’osent s’avouer comme tels, les vieux disposant d’une maigre retraite et qui viennent fouiller les poubelles, les femmes seules isolées avec plusieurs enfants, les errants en quête d’un toit et les handicapés relégués dans leur appartement.
Ces hommes ont créé en deux semaines six restaurants solidaires capables de distribuer 3500 repas gratuits par jour, ils ont réuni plusieurs milliers de gourdes de cyclistes remplies d’eau pour les donner aux SDF en évitant le verre qui peut blesser les marginaux en cas de rixe, ils ont mobilisé des traiteurs, des restaurateurs, des épiciers, de grands distributeurs, ils ont créé le « caddie de l’espérance », ils ont tapé à toutes les portes, ils se sont démultipliés.
Et…le résultat est là : zéro mort dans la rue ! Un succès total lié à cette chaîne incroyable de la charité et de la générosité humaine.
Ils ont même réussi à faire prolonger la validité des tickets restaurant jusqu’à la fin de l’année pour que les associations de bienfaisance puissent les accepter.
Ces sauveurs d’hommes n’agissent pas pour qu’on le sache. Ils ont aussi été des sauveurs d’âme, l’âme de Marseille, celle de Mgr De Belzunce, l’homme qui soignait les pestiférés à main nue. Si vous les rencontrez dans la rue, vous pouvez les saluer, ils le méritent.
José D’Arrigo
Rédacteur en Chef du « Méridional »