ANDROS, LE CARRIER
ANDROS, LE CARRIER
Conte de Jean-Noël Beverini
Marseille, le jour du printemps 2023
(Carrière grecque antique de la Corderie Marseille) Photo JNB
Andros était un vieux carrier de la Couronne, ce lieu à l’Est de Marseille sur la Côte Bleue qui, de mémoire d’homme et de pierre, avait fourni par ses carrières les matériaux indispensables à la construction de plusieurs de ses édifices, le plus célèbre étant certainement la Vieille Charité. Les deux Forts, au nom de Saint Jean et de Saint Nicolas, les pieds plantés dans le Vieux-Port et le regard tourné vers l’horizon des iles, brillaient encore des fameuses pierres de ladite Couronne. La Révolution avait tant bouleversé les coutumes que même la Couronne, je veux dire celle de la glorieuse carrière, avait été emportée par le vent révolutionnaire.
Comme l’autre !
Depuis donc quelques siècles, les pierres de la Couronne n’étaient plus exploitées, sauf pour quelques restaurations, mais maître Andros, en vrai « queyroun », s’était toujours refusé à considérer éteintes les vieilles carrières. Quand il en parlait, souvent le soir devant la cheminée, il les appelait, non pas égoïstement mais amoureusement, « mes carrières ». Alors son visage, creusé de rides comme un vieux marbre rayé d’ombres et de lumières, s’illuminait. Ce n’était pas seulement les reflets du foyer et de ses flammes mais une sorte de rayonnement intérieur.
La Couronne ? Longtemps il s’était interrogé sur l’origine de ce nom de baptême. Il n’en avait déduit qu’une seule chose : le lieu avait mérité ce nom parce que aucun autre n’en aurait été digne. Son calcaire était le diadème d’excellence de la pierre de Marseille. Chaque matin que le Bon Dieu faisait naître, Andros en compagnie de son chien promenait leurs six pas sur les pas de la plus ancienne carrière abandonnée. On ne la reconnaissait presque plus tant le temps, les ans, les siècles et l’oubli des hommes qui sont si peu reconnaissants l’avaient relayée au titre des histoires d’un autre monde. Mais pour lui les pierres continuaient de parler. Plus précisément de lui parler. Et loin d’être un monologue, cette rencontre matinale quotidienne devenait un véritable dialogue, un échange entre le vieux carrier et sa vielle carrière.
Andros, comme son prénom le laissait deviner, était d’ascendance grecque. Dans le pays, mis à part le facteur qui venait à bicyclette de temps en temps, car il ne lui distribuait que peu de courrier, personne ne connaissait, ni de demandait à connaître son nom de famille. Il était « Andros ». Andros, tout simplement et tout amicalement. Un beau visage, taillé droit, encadré d’une belle barbe blanche qu’il affirmait ne jamais soigner mais dont il prenait, en réalité, un soin attentif chaque matin avant sa promenade vers sa vieille carrière. Lui qui avait tant taillé la pierre durant tant d’années ne concevait pas désormais lui rendre visite sans s’être lui-même taillé la barbe ! Le surnom de « padre de la carrière » lui avait été donné et cela lui plaisait assez sans qu’il ose l’avouer. En déambulant chaque matin dans les anciennes travées, il se rappelait ce surnom de « padre de la carrière ». Il s’imaginait même une sorte de couronne ceignant son front. Une couronne ! L’image était trop forte et il l’oubliait.
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De temps en temps, mais rarement, Andros se rendait « à la ville », à savoir à Marseille. Histoire de revoir quelques anciens amis, aussi vieux que lui. Pas tous carriers à proprement parler, mais tous plus ou moins liés à la « pierre ». C’était d’anciens ouvriers des marbreries, souvent funéraires, des tailleurs, des ponceurs de marbre, des cisailleurs de pierres, des débitants de granit, des avaleurs de poussières de calcite et de dolomie, des polisseurs de travertin et de comblanchien, des assembleurs de carreaux venus en grandes et larges plaques d’Italie, de Grèce et de Turquie …
Alors tous, ensemble, échangeaient le passé, le temps ancien des fabriques disparues. Leurs lourdes mains qui gardaient intactes toutes les traces des taillants, des bouchardes, des poinçons, des layes à dents et des grains-d’orge soulevaient leur verre en riant, leurs dents toujours aussi éclatantes que l’albâtre qu’ils aimaient travailler. Ils avaient les souvenirs tendres comme la pierre d’estaillade.
- « Andros, te souviens-tu comment tu maniais la « lance ? »
C’était une barre de fer rond de cinq mètres de long, munie d’un bec tranchant et suspendue par une chaîne en son milieu.
Et lui opinait de la tête.
- « Te souviens-tu aussi du jour où tu as failli embrocher le contremaître qui t’avait fait une remarque ? »
- « Le pauvre homme, répondait Andros, le soleil l’avait trop ensuqué. »
- « Le soleil? Le soleil ! Il avait un drôle d’aspect, son soleil … en forme de bouteille de pastis ! »
Il se faisait déjà tard et le soleil, le vrai, tirait son drap d’or sur la Corniche en préparation de son coucher.
- « Si nous allions jeter un œil sur la carrière antique grecque qui vient d’être découverte à Marseille, déclara l’un d’eux. Elle est à côté, aux Catalans, enfin à proximité, boulevard de la Corderie. »
- « Il paraît qu’elle va disparaître. Des illuminés veulent l’ensevelir après l’avoir mise au jour ! »
- « Encore des ensuqués, comme ton contremaître ! »
Ils se levèrent de table.
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La carrière antique semblait avoir retenu le soleil dans son heure de coucher. Les derniers rayons éclaboussaient d’or le calcaire taillé au flanc doux de la colline. Chaque arête rivalisait à celle qui accrocherait le mieux la poussière dorée de l’astre couchant. La pierre elle-même semblait crier, supplier « encore un peu de soleil, encore un peu de chaleur, encore un peu d’espoir, encore un peu de vie, encore un peu de gloire ».
Tous rentrèrent chez eux émerveillés. Andros tarda à se coucher et dormit mal. Sa nuit fut agitée de rêves. À ses pieds, son chien ne dormait pas, non plus. Les bêtes, les chiens surtout, sentent ce que leur maître vit. Andros rêvait de la carrière grecque antique. Elle était devenue verte, entièrement verte. Il reconnut ces plantes qui la recouvraient, ne laissant émerger que les blocs les plus élevés. Des feuilles d’acanthe. Ciselées, orgueilleuses, fières, riches de toutes les colonnes grecques, émues d’avoir traversé les siècles emportés par l’admiration des hommes et quel que soit leur continent… Jamais feuilles ne furent autant célébrées, autant reproduites, autant sculptées. Acanthe divine, placée tout en haut des colonnes, loin de la terre mais proche des cieux. Acanthe célébrant la chevelure des femmes et des déesses. Acanthe, symbole de vie et d’éternité. Acanthe née de la Mère-Nature et glorifiée par le ciseau de l’artiste, la main du sculpteur et l’œil du poète. Acanthe admirée par Phidias, digne des plus divins temples. Acanthe, coupe sublime recevant l’offrande de la blanche rosée et la bénédiction de l’aurore tendre et rose …
Les larges feuilles entouraient la pierre ancestrale de la carrière, mieux que le lierre aimant, l’actimidia, le chèvrefeuille ou la clématite. Andros se réveilla brusquement, se dressa sur sa couche avec le souvenir de l’œil noir de la Suzanne qui le regardait droit dans ses yeux encore à-demi plongés dans leur sommeil.
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… La nuit suivante était tombée, noire, sans lune. Elle avait été choisie par Andros et son petit groupe d’amis tailleurs de pierres. Ils avaient décidé d’un commun accord de revenir à Marseille. On les devinait à peine foulant la terre de la vieille carrière grecque antique.
- - « Ne faisons pas de bruit »
- - « Pas de crainte, nous n’allons pas les réveiller ! »
- - « Qui ça ? »
- - « Les pierres grecques ! »
- - « Non, nous allons les ressusciter ! »
Andros s’avançait le premier. Les autres suivaient. Il portait sur son épaule la « lance » de ses jeunes années. Il l’avait conservée. Il était loin de penser devoir s’en servir tant d’années après. Elle lui semblait avoir pris un sacré poids supplémentaire. Mais il marchait. Ils marchaient tous les deux, lui et sa lance sur son épaule. Derrière, les vieux compagnons … qui tous sentaient le sang dans leurs veines bouillir d’un coup de jeunesse…
-« Andros, choisis bien le bloc »
Andros ne parlait pas. Il savait depuis la première fois, depuis le premier regard. Un coup de foudre, un coup d’amour. Un coup qui vous frappe la nuque et se répercute droit dans votre cœur. Se répercute : un uppercut ! Un uppercut de Grèce !
Il s’avança vers le haut de la carrière, dépassa les premiers blocs et les négatifs des sarcophages, contourna les tailles qui prenaient des airs de fantôme. Son pas devenait religieux. Il lui semblait entendre les voix des antiques carriers, ses frères, ceux de la Grèce glorieuse et éternelle qui avait fondé Massalia. Chacun de ses pas résonnait des chants d’Homère. Il se retourna et crut apercevoir Pythéas et Euthymènes.
-« C’est par ici » lança t-il à voix basse.
Le bloc était majestueux. Un bloc-maître. Un maître-bloc.
- « Celui-là devait au moins servir pour un temple d’Artémis »
- « Nous allons l’édifier ! »
- « Extrayons-le »
- « Andros, installe la lance.»
La lune absente choisit de resurgir à ce moment-là. La lance oscillait sur sa chaîne, frappant le bloc comme le sang frappe le cœur. Quelques étincelles surgissaient sous le choc du métal et de sa pointe d’acier. Qui avait pu déclarer que cette roche était friable ! Le cœur aussi battait au rythme du métal. Le bloc antique était sauvé. Sauvé de l’oubli. Sauvé de la mort. Le dieu des enfers ne l’enfouirait pas dans ses éternelles ténèbres.
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Le lendemain, les habitants de la Couronne découvrirent Andros étendu sur son lit. Son chien à ses pieds. Et dans les mains du carrier, une pierre, une simple et petite pierre de la carrière antique. Serrée comme un Trésor.
Quelques jours plus tard, les marseillais, à commencer par les « pescadous » du Vieux-Port qui sont les plus matinaux, s’arrêtèrent, pétrifiés. C’est bien le cas de le dire ! Sur le Quai de la Fraternité, juste à côté de l’emplacement où la plaque de cuivre rappelle l’arrivée des Grecs venus de Phocée il y a 2600 ans, s’élevait un bloc de calcaire. Majestueux. À son pied quelques mots gravés en lettres grecques :
Ce Bloc est issu de la Carrière grecque fondatrice de Marseille
Gloire à nos fondateurs
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