Essai d’étude sociologique de l’Académie de Marseille de 1770 à 1790
Après une naissance retardée, empêchée mais glorieuse en 1726, la jeune Académie de Marseille sous le nom d’Académie des Belles-Lettres, Sciences et Arts, surmontant toutes les difficultés et « traverses » du temps, déployait, tel un Phénix renaissant, ses ailes pour la plus grande renommée de la ville. Esprit-Jean D’Ardène dans ses Ouvres Posthumes retraçait cette naissance (voir précédent envoi). Après avoir découvert les ouvrages de notre cher poète et littérateur dans la désormais bien connue Bibliothèque de campagne, je vous avoue en avoir poursuivi l’inventaire et le classement. Une nouvelle surprise m’attendait : vingt et un petits livres sous couverture brunie de 13,8 centimètres de haut sur 7,8 de large. Tels se présentaient les vingt et un exemplaires de
L’almanach historique de Marseille
Le premier exemplaire détenu est daté de 1770 ; le dernier de 1790. Les ouvrages d’environ 3 centimètres d’épaisseur, rassemblant chacun plus de 300 pages, renferment pour chaque année « tout ce qui peut servir à donner une notion exacte de ce que renferme cette ville ». Nous y trouvons l’état du gouvernement civil et militaire, de l’église, des tribunaux, de la municipalité … et des académies et collèges dont l’Académie de Marseille.
Tel un oiseau j’ai picoré avec gourmandise les 21 exemplaires disponibles (je n’en ai pas trouvé d’autres) en tout ce qui concerne l’Académie de Marseille durant cet espace de temps. Je vous livre donc le fruit de cet examen et les commentaires personnels que j’ai pu en tirer.
En 1770 la situation de l’Académie avait changé : tout était loin de ressembler à l’ancien « Jardin Riant » de la bastide située entre Saint-Pierre et Saint-Loup où les amis lettrés marseillais, futurs fondateurs de l’Académie, avaient coutume de se retrouver au temps de la désastreuse Peste, pour disserter, parler poésie et littérature en partageant l’amitié la plus douce et réconfortante. C’est ce que nous apprennent les almanachs au fil des pages et des années. En 1770 précisément les temps ont changé. L’Académie des Belles-Lettres a déjà soufflé 44 bougies. La première constatation est que ses membres n’ont cessé d’augmenter.
Un effectif croissant
De 18 membres en 1770, le nombre des académiciens atteint, 20 ans plus tard en 1790, 25 élus. Encore cet effectif est-il moindre qu’en 1779, 1780 et 1787 où il culmine à 30 membres et même à 31 en 1784. Le tableau joint ci-après, illustre cette augmentation des fauteuils d’académiciens tout en regroupant leurs titulaires sous cinq rubriques.
J’ai, en effet, réparti les membres en fonction de leur statut social pour mieux comprendre la composition de l’Académie et son évolution au cours de ces 20 années. Ces cinq groupes sont les suivants :
- Académiciens disposant de fonctions d’autorité( marquis, procureurs, secrétaires du Roi, lieutenants généraux, conseillers du Roi, capitaines de cavalerie, avocats au Parlement, chevalier de l’Ordre royal de Saint-Louis, receveurs généraux des finances, intendants de Provence …)
- Académiciens membres du Clergé (évêques, chanoines, abbés, vicaires généraux, grand prieur)
- Académiciens négociants.
- Académiciens médecins.
L’état de quelques élus n’étant pas mentionné, ceux-ci sont regroupés sous la rubrique « non indiqué ».
Un effectif croissant mais dans des proportions privilégiant certains corps
Il ressort, en effet, cinq caractéristiques notables.
1. La prééminence des représentants du pouvoir royal
Les membres appartenant au groupe « Académiciens disposant de fonctions d’autorité » ne cessent d’augmenter entre 1770 et 1790, passant de 7 à 9 en 1771 ; puis de10 à 14 en 1779 ; puis se stabilisant entre 12 et 13 membres. Compte tenu de l’effectif global des membres, la proportion de ce groupe représente 39% des académiciens en 1770, puis 47% en 1772, 1773, 1783, 1784. Les représentants du pouvoir royal acquièrent de plus en plus de poids.
2. Une augmentation très sensible des membres appartenant au Clergé
Évêques, prélats, abbés, dignitaires du Clergé se taillent une part importante des fauteuils académiques, passant de 4 en 1770 à 8 en 1776, se stabilisant à 7 durant les 9 années suivantes et terminant à 5 membres en 1790. Leur effectif oscille entre 21% et 25% des fauteuils.
3. Le poids considérable de la représentation cumulée du Pouvoir et du Clergé
Le cumul des deux groupes est fort significatif de la composition de l’Académie entre 1770 et 1790, d’autant plus que la « noblesse » se retrouve dans les deux ensembles. En 1770 autorités et clergé monopolisent 61% des sièges. 68% en 1771 et 1773.
Cette proportion est maintenue et même augmentée en 1784 avec 70% des élus des deux groupes. Le tableau des pourcentages, joint ci-après, illustre cette « mainmise » de la noblesse et du clergé sur la composition de l’Académie.
Le poids du groupe « Autorités-Clergé » entraine par voie de conséquence la mise à l’écart de celui des négociants. Or, ceux-ci tiennent le « Conseil de ville ». Les tensions se font jour entre échevins et académiciens.
4. Une « mainmise » au détriment des négociants
Le « parent pauvre » apparaît être le monde des négociants qui navigue entre 4 et 5 membres, grimpant à 6 élus en fin de période (1788-1789).
5. Les médecins
Compte tenu de leur nombre dans la cité, leur effectif est significatif, en légère progression entre 1770 et 1788, passant de 11% des membres à 17% en 1787 et 1788, mais se situant en moyenne entre 10 et 13% soit 3 à 5 membres.
Tableau de répartition en pourcentage des sièges académiques en fonction du statut des membres et sur la période 1770-1790
Almanach de 1773 et sa couverture à liseré doré
Les tensions entre le Conseil de la municipalité et l’Académie s’étaient déjà manifestées lors de la première séance publique de l’Académie.
Première séance publique de l’Académie
Le 23 avril 1727 messieurs les académiciens des Belles-Lettres procèdent à l’ouverture de leur Académie dans la grande salle de la Loge. Les échevins y assistent sans chaperon, comme de simples particuliers. Cette mention est d’importance (Histoire analytique et chronologique des Actes et délibérations du Corps et du conseil de la municipalité de Marseille depuis le X° siècle jusqu’à nos jours, par Louis Méry, ancien archiviste de la ville et F. Guindon, membre de l’Académie de Marseille. Tome 6, page 570
Tomes 2 et 6 de l’histoire analytique et chronologique de M.M. Méry et Guindon
Cette absence de chaperon (courte cape, du mot cappa en latin tardif) dans la tenue des échevins pourrait paraître secondaire ; il n’en est rien et illustre les tensions existant entre le Conseil de la municipalité et la nouvelle Académie.
La première séance publique avait été fixée au 2 janvier 1727. Les discours étaient prêts pour cette date et le public informé, impatient. Mais des critiques diverses fusaient déjà contre la Compagnie et son existence même. L’approbation royale n’y faisait rien. L’Académie espérait la salle de l’Hôtel de ville, estimant que ce lieu donnerait de la solennité et de la grandeur à cette toute première réunion publique. Mais l’affaire s’avérait compliquée. Les échevins soulevaient des empêchements, voire des oppositions. Il s’en suivit des discussions sans nombre, des tergiversations ; les négociations n’aboutirent pas de sorte que la date de la séance publique dut être reportée. Certains proposaient la salle de l’évêché. Nouvelles discussions et oppositions des uns et des autres. La majorité de l’Académie décida de ne pas renoncer à l’Hôtel de ville en reportant la séance au 23 avril.
Les académiciens ne comprenaient pas la « disgrâce » (le terme est employé) dont ils étaient victimes alors même que le Roi venait d’accorder ses faveurs à la nouvelle Institution. Enfin, la réunion put se tenir le 23 avril en l’Hôtel de ville et la séance fut brillante sous la direction de monsieur de Robineau, directeur, et de monsieur de La Visclède.
Un autre exemple met en lumière la « disgrâce » (relative) qui n’épargne pas l’Académie
Les 1er, 2 et 3 juillet 1777, Monsieur, frère de Louis XVI, se rendit à Marseille. Nous sommes 50 ans après l’épisode rappelé ci-dessus. Ce fut un accueil fastueux, des visites multiples en ville auprès de tout ce que la ville comptait d’importance, des réjouissances incessantes. Messieurs les échevins s’étaient habillés en robe de damas, revêtus de leur chaperon pour siéger dans leur Loge et accueillir dignement le prince de sang (Idem Histoire des Actes, tome 2, page 134). À cette occasion, monsieur de Belloy évêque de Marseille et membre éminent de l’Académie, offrit un déjeuner à Monsieur, un splendide repas maigre car c’était un vendredi. 22 couverts avaient été dressés à la table du prince. Trois autres tables recevaient :
- la première, les officiers de la suite,
- la seconde, la garde noble,
- la troisième, la compagnie des marchands.
Et l’Académie, me demanderez-vous ?
Il est naturel, dans ces circonstances délicates, il est vrai, que l’Académie chercha à résister, à assurer son existence, maintenir son prestige, développer son rayonnement. Comment allait-elle s’y prendre ?
La volonté de rayonnement par l’élection de membres prestigieux choisis comme associés régnicoles et étrangers.
L’Académie conserve naturellement comme académiciens vétérans ses membres ayant quitté leur fauteuil et qui lui restent profondément attachés. Mais deux autres catégories
de membres vont être agrégés à la Compagnie et non des moindres : les associés régnicoles et les associés étrangers.
Les associés régnicoles
Choisis parmi les « nationaux » (i.e. non étrangers), les régnicoles sont au nombre de
Leur nombre est alors trois fois supérieur à celui des académiciens dotés d’un fauteuil. L ‘énumération de leurs titres et qualités les haussent au niveau des plus importants personnages. On trouve des nobles hautement titrés, des abbés richement pourvus, des associés d’Académie royale des Inscriptions et Belles-Lettres, des présidents de Cour, des membres de l’Académie française, l’Académie protectrice… En 1774 est mentionné comme associé régnicole « François-Marie Aroüet de Voltaire, historiographe de France, gentilhomme ordinaire de la Chambre du Roi, de l’Académie française, et de celle de Lyon, de La Rochelle, de la Crusca de Florence, d’Académie de Rouen, de Carcassonne, d’Edimbourg, de Berlin et de la Société royale de Londres ». Trop fort n’a jamais manqué !
Suivent des conseillers de chambres souveraines, des membres de l’Académie d’Angers, de Montauban, de Nancy, des maîtres des requêtes …
Les associés étrangers
Ils sont au nombre d’une douzaine et leurs titres n’ont rien à envier aux précédents :
Doyen de la faculté de médecine de Leipzig, sénateur du royaume de Suède, conseiller de la ville de Lausanne, bibliothécaire de la ville de Berne, préfet de la bibliothèque du Vatican, membres de l’Académie de Berlin, ancien gouverneur de la Nouvelle Écosse …
Par l’éminence de ses associés régnicoles et étrangers, l’Académie de Marseille s’ouvre fort brillamment sur la France entière, le royaume dans son ensemble et sur les pays étrangers. En s’agrégeant de tels personnages, les deux secrétaires perpétuels deviennent de véritables ambassadeurs de l’Institution phocéenne. L’Académie s’instaure, à proprement parler, porte culturelle de Marseille à l’instar de son port, porte du commerce. Ces reconnaissances compensent et contrecarrent les oppositions locales et les « traverses » qui, comme en 1726 lors de la fondation, peuvent encore se mettre en travers du chemin académique souhaité.
Mais tous ces efforts ne résisteront pas au sens de l’Histoire. La Peste de 1720 avait retardé la naissance de l’Académie ; la Révolution de 1789 allait entrainer son élimination. Le ver était même dans le fruit. Le ver s’appelait Jean-Raymond Mouraille.
Jean-Raymond Mouraille
L’almanach de 1770 désigne Jean-Raymond Mouraille « Secrétaire perpétuel pour la partie des sciences et des arts ». Nous apprenons qu’il réside rue Dauphine.
L’almanach de 1776, outre sa fonction précédente, l’indique membre de l’Académie de Lyon. Il réside alors rue des Minimes au faubourg Saint-Michel.
L’almanach de 1787 le cite correspondant du musée de Paris.
L’almanach de 1788 le fait paraître dans la classe des vétérans. Il change aussi d’adresse pour loger rue des Lisses de Noailles.
Quatre ans plus tard, notre homme qui siégeait au Conseil de ville, est devenu premier échevin et a adopté les idées révolutionnaires. Preuve en est : le 19 juin 1792 notre ancien secrétaire perpétuel de la classe des sciences et des arts, alors âgé de 70 ans, recevait de son compatriote Barbaroux, de séjour à Paris, l’invitation de recruter dans les meilleurs délais, « six cents hommes résolus à mourir ». Une fois engagés, ces hommes devraient se rendre à Paris. Mouraille quitte sa rue des Lisses, se rend sur le champ au Club patriotique, rue Thubaneau et propose d’ouvrir un registre destiné à recevoir les noms des volontaires. Comme l’écrit Thiers dans son « Histoire de la Révolution française (tome premier page 227-8°édition de 1839) Marseille était « singulièrement démocratique ». Comme son ci-devant secrétaire perpétuel.
Barbaroux et Mouraille partagent une solide amitié. Les marseillais répondent à l’appel avec enthousiasme. Le 21 juin deux délégués de Montpellier arrivent à Marseille. L’un répond au nom de Mireur. Le 22 juin, ce Mireur va chanter en dessert la Marseillaise qui sera reprise durant les 28 jours de marche sur Paris. Les 500 hommes, en réalité, comptaient dans leurs rangs tout ce que Marseille renfermait de plus exalté. Voilà l’étonnante œuvre de l’ancien secrétaire perpétuel.
Compte tenu des opinions et du comportement de Jean-Raymond Mouraille, nous comprenons mieux les tensions au sein de l’Académie et le sentiment que les citoyens, gagnés aux idées révolutionnaires, pouvaient avoir en raison de sa composition. Il s’agissait pour eux d’une Institution clairement dominée par l’aristocratie et le clergé :
- 21 membres sur 30 en 1783 et 1784,
- 19 membres sur 28 en 1785 et 1786,
- 19 membres sur 30 en 1787 et 1788,
- 19 membres sur 29 en 1789.
Il n’est plus, dès lors, étonnant qu’en 1794, le 26 germinal de l’an II (15 avril 1794) Saint-Just intervenant devant la Convention montra les ex-nobles « comme des ennemis irréconciliables de la révolution. Chassez-les donc ! ». Les ex-nobles étaient bannis et déclarés hors la loi. Que pouvaient penser :
- monseigneur Jean-Baptiste de Belloy,
- Jacques auguste de Thomassin,
- Guillaume de Paul,
- Dominique de Demendolx,
- Guillaume de Saint-Jacques Silvabelle,
- Gabriel de Villeneuve,
- Jean-Balthazar de Robineau de Beaulieu,
- Louis Maximilien Toussaint Noguier de Malijay,
Et les académiciens vétérans :
- Toussaint Alphonse de Fortia,
- Jérôme de Suffren de Saint-Tropez,
- Ange François d’Eymard,
- Louis Journeu de Montagny,
- Et tant d’autres ?
Mais le temps n’était plus à penser. Sanglante Dame Terreur allait balayer Noble Dame Académie. Le 8 août 1793 c’était chose faite. Un décret de la Convention signait l’arrêt de mort des sociétés savantes. La guillotine avait tranché le col académique.
Il faudra attendre six ans pour que le Phénix renaisse de ses cendres. La glorieuse Académie de Marseille rayonnerait alors à nouveau.
À Marseille, le 22 août 2024
Jean-Noël Beverini
PS : Soulignons et remercions le libraire grâce auquel ces almanachs historiques de Marseille ont été imprimés. Nous le connaissons. Il s’agit de Jean Moussy, imprimeur du Roi, tenant boutique « à la Canebière », le même qui avait déjà édité les œuvres posthumes de monsieur Esprit-Jean D’Ardene.
Propos recuellis par Constantin LIANOS
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