UN VIRUS DANS L’OCEAN
UN VIRUS DANS L’OCEAN[1]
Par une ironie dont l’histoire est parfois friande, le virus qui règne actuellement sur les imaginations, s’est lové dans les trois espaces de haute civilisation qui fascinent l’esprit français depuis près de quatre cent ans. En un instant, les chinoiseries, lettres persanes et paysages italiens nous sont devenus grimaces. Nous savons pourtant que ces trois puissances marchandes – actuels foyers de l’épidémie - deviennent incontournables à partir du moment où elles tiennent les mers. La puissance maritime achéménide n’est qu’un souvenir lointain, tout comme les aventures de la défunte Venise en Orient. Quant aux noces de la Chine avec l’océan, elles conditionnent, nous le savons, une grande partie de notre économie. Quelle sera donc l’impact sur les mers d’une épidémie qualifié de virus du répit par les souverainistes américains ? La réponse tient en un mot : la disruption. La raison en est simple, le virus se plait infiniment dans les eaux ouvertes et salines du bocal libéral. Ce bocal est son théâtre, et même si le virus a par instant le cynisme de jeter, en guise d’adieux, sa couronne mortuaire à un spectateur endormi après lui avoir fait une profonde révérence, il tient la salle hypnotisée. Ne dispose-t’il pas d’un vieux droit imprescriptible, reconnu à mi-mot par les puissances maritimes : la liberté de circulation ? Cette liberté permit à la peste de se rendre temporairement maîtresse de la Méditerranée sous les Antonins, et plus tard, de rendre visite à vingt-trois reprises au possessions orientales de Venise.
Le virus est par conséquent l’hôte du corps mondialisé, et à moins que l’enveloppe elle-même ne consente à se dissoudre, la maladie et le corps seront forcés de cohabiter. Ceci n’est d’ailleurs pas une découverte : la circulation maritime favorise l’échange des maladies. Depuis près de mille ans, l’Asie des Moussons qu’il s’agisse de l’Inde, de l’Indochine ou de la Chine, se présente comme le foyer d’infection de la moitié des épidémies constatées dans le bassin oriental de la Méditerranée[2]. L’ouverture du canal de Suez a naturellement accéléré ce processus. Ceci fait de ports comme le Havre, le réceptacle naturel des épidémies. D’où les efforts actuellement déployés par les autorités portuaires du Havre, qui accueille chaque année 500 000 conteneurs chinois, afin de rassurer la population. Parmi les cités maritimes ouvertes sur le monde et sa gent microbienne, il convient d'assigner une place de choix aux ports de guerre. Ceci explique que Marseille ou Venise aient été parmi les premières cités à mettre en œuvre des mesures de police sanitaire. Quant aux îles, elles se présentent comme des proies faciles pour le virus, une fois qu’il y est entré. Entre 1866 et 1869, la malaria tue 40 000 personnes à l’île Maurice et lorsque la grippe pénètre sur les îles de la Société en 1918, elles les ravagent, entraînant un taux de mortalité de 200 %. Voici la raison pour laquelle l’entrée des paquebots en Polynésie française se fait – depuis le 27 février 2020 exclusivement à partir du port de Papeete à Tahiti.
Les victimes les plus bruyantes de la disruption maritime en cours sont les voyageurs en croisière. Ces derniers sont infiniment plus loquaces que les 350 000 conteneurs retirés du marché, surtout s’ils ont le malheur de prétendre rentrer aux États-Unis, comme les hôtes de luxe du Grand Princess, désormais consignés à bord. Les États-Unis sont en effet les grands bénéficiaires d’une maladie paralysant, par une mystérieuse faveur de la Providence, deux adversaires géopolitiques majeurs sur trois. Ils n’ont aucun intérêt à laisser le virus se déclarer maître et seigneur chez eux. En France, Toulon, profite pour l’instant de plusieurs reports d’escales touristiques de l’Italie vers la Provence, et s’en réjouit avant d’autant plus de légèreté qu’un port moins infecté pourrait lui voler la place demain. Mais la grande affaire est naturellement le ralentissement substantiel du commerce maritime chinois. A en croire les chiffres du Baltic dry index, les compagnies maritimes sont actuellement déficitaires. La Chine pèse en effet pour près de 40 % des importations mondiales par voie maritime et 70 % des grands terminaux de conteneurs sont chinois. Les Capesize, gigantesques navires remplis de charbon ou de fer, se font donc plus rares entre le cap Horn et celui de Bonne-Espérance. Le ralentissement de la seule province de Hubei, a des répercussions sur 51 000 sociétés étrangères. Quant aux ports de Rotterdam[3], Hambourg et Valence, ils tournent actuellement au ralenti. Que conclure de tout ceci sinon qu’une fois encore, les savants experts de l’anticipation des risques, ne se fiant qu’à leurs indicateurs robotisés ont été incapables d’anticiper l’irruption d’un prétendu imprévu mille fois prévu par les livres d’histoire mais échappant aux regards médusés des rentiers amnésiques de la prospective. Il suffit en effet d’un microbe pour que les savants algorithmes s’effondrent face au réel biologique. Plût-il à Dieu que nos adorateurs des mathématiques eussent ouvert Les destinées de la poésie d’Alphonse de Lamartine afin d’entrouvrir la porte d’un monde qu’ils ignorent.
Thomas Flichy de La Neuville
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[1] Thomas Flichy de La Neuville est agrégé de l’université, habilité à diriger des recherches en histoire et professeur invité à l’United States Naval Academy et à l’académie diplomatique de Vienne. Il dirige actuellement la chaire de géopolitique de Rennes School of Business.
[2] La vague de cholera morbus qui atteignit la France en 1832 fut la première des sept pandémies cholériques qui frappèrent l'Europe aux XIXe et XXe siècles. Sortie des vallées du Gange et du Brahmapoutre en 1826, elle s'étendit inéluctablement le long des voies maritimes.
[3] Premier port européen, Rotterdam est aussi pour la Chine le principal point de transit des marchandises avec l’Europe du Nord-Ouest. Le trafic mondial des conteneurs devrait chuter de 1 % sur l’ensemble de l’année 2020 du seul fait du coronavirus. Le port hollandais réalise 45 % du trafic intercontinental de conteneurs avec l’Asie. L’autorité portuaire prévoit une baisse d’activité de 20 % pour ce seul secteur. La capitainerie estime toutefois que les effets se font déjà sentir sur l’ensemble de l’activité.
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