MARSEILLE NOUS RESERVE T-ELLE UN NOUVEAU SCANDALE ARCHÉOLOGIQUE ET CULTUREL ?
Deux sites sont emblématiques de Marseille :
- La basilique Notre-Dame de-la-Garde
- L’Abbaye Saint-Victor.
Pourrait aussi être cité le stade Orange Vélodrome.
Tout ce qui concerne de près ou de loin ces sites emblématiques doit être étudié, réfléchi, débattu avant toute prise de décision les concernant.
L’un de ces sites est actuellement l’objet d’un projet qui, précisément, mériterait d’être débattu mais qui reste plongé dans le silence le plus profond et obscur : celui de l’Abbaye Saint-Victor et de ses abords.
Un nouveau projet immobilier
Longeant l’Abbaye Saint-Victor, la rue Commandant Lamy portait jusqu’en 1902 le nom de rue de la Maitrise car elle conduisait précisément à la Maitrise de Saint-Victor. Sur son côté, se trouve un vaste terrain vague de plus de 1500 m2. La construction d’un important immeuble est à l’étude. Les riverains s’en inquiètent. De nombreux marseillais s’interrogent. Une pétition a été lancée qui réunit déjà des milliers de signataires. Mais un silence « tout à fait monacal » entoure le projet.
Un projet immobilier : un silence complet
Le Comité du Vieux Marseille, haut défenseur du patrimoine marseillais et de son terroir, vient d’adresser un courrier aux élus responsables pour obtenir des informations. Tarderont-elles à venir ? À ce jour le secret semble bien gardé sur cette affaire. Concernant le devenir du terrain jouxtant l’Abbaye : un vrai secret de confessionnal !
Aucun affichage n’est apposé sur les palissades métalliques ceinturant le terrain. Il semblerait pourtant correct, si ce n’est raisonnable, de communiquer sur le sujet, non seulement par respect pour le Comité qui interroge, pour le pétitionnaire qui s’inquiète et pour le marseillais qui attend.
Un silence qui n’est pas nouveau
La nouvelle municipalité serait-elle la servile héritière de celle qui l’a précédée et qui avait pour habitude de tenir secrets ses projets immobiliers que les citoyens ne découvraient qu’à l’occasion du démarrage des travaux ? La transparence semble pourtant être le fondement démocratique des décisions publiques. Faire les choses « en douce » n’a jamais été un principe démocratique. Marseille a trop longtemps été le « monde du silence » pour plagier le commandant Cousteau. Le marseillais est-il à nouveau et toujours condamné à vivre dans « le monde du silence » ?
Un terrain exceptionnel
Ce terrain est exceptionnel par sa situation et par son histoire plus que millénaire.
Sa situation
Au cœur du 7° arrondissement, regardant Notre-Dame–de-la-Garde en hauteur, le port et la méditerranée en contre-bas, recevant l’éclairage doré de l’Abbaye, proche du square et du jardin Bertie Albrecht, ouvert sur l’ancienne maison fréquentée par Paul Valéry, ce lieu est unique. Littéralement unique et je n’emploie pas sans raison ce mot en songeant à Paul Valéry qui l’a vanté lors de ses séjours marseillais. Évidemment il suscite des appétits.
Son histoire
L’histoire du lieu dépasse l’imagination. Elle puise ses racines dans l’Antiquité tardive. À l’origine, les vestiges d’une carrière antique servent de lieu de culte et d’inhumation chrétienne. La fonction funéraire, à l’extérieur de la cité implantée sur la rive Nord, est donc la première vocation du lieu. L’histoire originelle de Saint-Victor est associée à un cimetière.
Ce cimetière chrétien aux racines antiques s’étendit de plus en plus et couvrit tout un large espace aux alentours. Cimetière et lieu de culte connu alors sous l’appellation de Basilica, le monastère proprement dit associe sa fondation à Jean Cassien au V° siècle avec, en référence, le martyr en fin du III° siècle de Victor, soldat chrétien refusant sous l’empereur Maximien de sacrifier aux dieux. Son corps supplicié aurait été récupéré par des chrétiens et inhumé « dans le rocher naturel ». Quelques dates marquent ensuite l’histoire du lieu :
- 587 : pour se protéger de la peste, l’évêque et son clergé se réfugient précisément à Saint-Victor
- IX ° siècle : l’histoire du site devient exclusivement monastique
- 977 : des moines bénédictins s’installent
- 1005 : élection de Wilfred, premier abbé
- 1020 : élection de l’abbé Isarn. Au dessus des cryptes d’origine l’abbatiale élève ses bâtiments et s’étend vers le Sud et les alentours, faisant du site un immense sanctuaire méridional.
- XII° siècle : préfiguration de l’édifice actuel
- XIII° siècle : nef abbatiale et fortifications
- XIV° siècle : agrandissement sous le pape Urbain V.
Ceci est bien trop peu et imparfaitement résumé mais, comme nous le verrons, montre que l’emprise de l’Abbaye dépasse alors très largement l’assise qu’elle occupe aujourd’hui. Vous avez déjà compris que le terrain dont nous parlons est occupé par Saint-Victor. C’est Saint-Victor.
L’histoire moderne et contemporaine
La révolution ruine l’Abbaye. Tous les bâtiments conventuels qui l’entouraient sur trois côtés sont détruits. Dans son ouvrage :
« Évocation du Vieux Marseille » (Ed. de Minuit – 1964)
André Bouyala d’Arnaud écrit en page 119 du chapitre qu’il consacre à Saint-Victor :
« Sans la démolition des bâtiments conventuels, Marseille se trouverait dotée aujourd’hui d’un étonnant témoin de la vie monastique depuis le haut Moyen-âge ».
Le terrain de l’actuelle rue Commandant Lamy les abritait en partie. André Bouyala d’Arnaud (1894-1967) conservateur de la Bibliothèque de la ville, membre et Secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences, Lettres et Arts de Marseille, évoque dans son ouvrage couronné par l’Académie française, le cloitre disparu, « son lavabo avec vasque de marbre supportée par des colonnettes … les colonnes des galeries en marbre blanc … les chapiteaux de pierre et de marbre … les fragments de sculptures … »
Cette histoire et ce terrain ne méritent-ils pas l’ouverture d’une véritable étude et d’un véritable débat sur son devenir?
Un terrain vague mais une histoire qui ne l’est pas
Anciennement propriété du Groupe Chambon, plus ancienne compagnie maritime française, puis de la compagnie Bourbon qui y exploitait des ateliers, un moment détenu par la Cure de l’Abbaye qui mettait en œuvre une école paroissiale détruite, le terrain déclaré non constructible avait été repris par un pool bancaire qui élaborait déjà un programme immobilier.
Qu’en est-il aujourd’hui ? C’est bien cela qu’il conviendrait de savoir. Le lieu n’est pas un lieu commun. Le site est on ne peut plus historique et archéologique.
Avant tout mouvement, une campagne de fouilles archéologiques préventives est-elle prévue ? Par quel organisme ? Sur quel délai ? De quelle nature et profondeur ? Les contacts reçus me font part de l’impatience des intervenants de recevoir des réponses de la municipalité comme du Service Régional de l’Archéologie (SRA - DRAC) et des élus locaux. Ils soulignent, en particulier, trois points essentiels :
- L’étonnement, en premier lieu, de voir un projet immobilier susceptible de se concrétiser à proximité immédiate d’un monument historique (classement MH en 1840 et quel monument !) alors que des protections sont édictées, le terrain étant précédemment déclaré non constructible.
- La volonté de donner « un espace de respiration » au devant d’un des bâtiments les plus emblématiques de Marseille. Aujourd’hui on ne « bétonnise » plus. On végétalise. On végétalise l’espace urbain. On permet enfin à la ville de respirer. Marseille ira t-elle à l’encontre d’un mouvement général pour s’ancrer dans des décisions du passé, au détriment de la qualité de vie de ses habitants. On ne traite pas l’Abbaye Saint-Victor comme un quelconque bâtiment. D’autres projets, non seulement pour le bien de l’Abbaye elle-même et le respect de son environnement, mais encore pour le bien des marseillaises et des marseillais sont possibles. Les richesses du sous-sol, précédemment occupé dès le haut Moyen-Âge, et même antérieurement, nécessitent des études, voire ensuite une conservation. Il serait fort étonnant que le site « ne parle pas ». Du temps de l’abbé Isarn une chapelle a été élevée ; on la recherche toujours. Faut-il la rechercher précisément ici ?
- Le risque, enfin, de déstabilisation de l’Abbaye si proche. Le terrain avait été comblé au temps médiéval. La présence de carrières rend le sous-sol particulièrement instable. Le creusement en vue d’installation de parking en grande profondeur est sujet à inquiétude du fait des pressions exercées sur les parois. Lors du creusement du parking Place Villeneuve-Bargemon, malgré les précautions prises et le suivi des travaux, la Maison Diamantée a été ébranlée. L’Abbaye est d’une autre ancienneté ! Les piliers ont déjà dû être consolidés, les toitures révisées. En 2004 la Direction du patrimoine antique de PACA parlait même de travaux pour éviter l’effondrement du monument. L’agence déclarait : « Tout s’effondre ». On ne joue pas avec le diable … surtout lorsqu’il s’agit d’une abbaye.
En définitive, la seule question se résume à la suivante :
Que veut-on pour cet espace unique ?
Du béton ou du respect ?
Du béton à nouveau et du béton toujours ?
Avons-nous à ce point perdu le sens du beau et du sacré pour n’honorer que le dieu-argent roi ?
Les marseillais veulent-ils un nouvel immeuble en cet emplacement unique dans leur ville, dans leur histoire et dans leur cœur ?
À Marseille, le 6 juin 2023
Jean-Noël Beverini
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