LE COCHON de SAINT ANTOINE le GRAND
Mes chers amis,
J’hésite à vous raconter cette histoire. Vous pourriez me traiter d’ « ensuqué » ! Notez, qu’en grec ancien, « ensuqué » signifie pénétré par l’Esprit. Mais si je vous avoue, de plus, que cette histoire est une histoire marseillaise, vous allez avoir encore plus de mal à me faire confiance. Et pourtant rien n’est plus exact que ce nouveau conte.
Vous n’êtes pas sans ignorer que ce dernier dimanche 19 janvier la messe célébrée en la basilique du Sacré-Cœur de Marseille honorait Saint Antoine le Grand, père de l’érémitisme. Le grand saint était né vers 251 près du Nil, au sud de Masr, actuelle Memphis. À vingt ans il entend, reçoit et répond à l’appel de Dieu et, à partir de 270, se retire au désert, vit en ermite, se consacrant tout entier à la prière. Nous connaissons sa vie par Athanase, son biographe. Antoine devient miroir de Dieu, attire à lui de nombreux disciples et quitte ce monde au terme de 105 ans de vie terrestre. C’était en l’an 356.
À l’issue de cette messe dominicale, grandiose, en la basilique, entourée de nombreuses Confréries en grande tenue, les unes en aube blanche et cordelette dorée, les autres en mozette bleue, devant un foisonnement de drapeaux patriotiques aux hampes fièrement dressées par des mains gantées de blanc, la statue, œuvre du sculpteur Jean-Joseph Chevalier, fut inaugurée et bénie par plusieurs prélats en chasubles chatoyantes. Les insignes aux bérets verts des légionnaires étincelaient aux reflets des cierges portés par les enfants de chœur en surplis rouge et dentelle blanche. La bénédiction marquait aussi la fondation de la Confrérie de Saint Antoine le Grand, patron de la Communauté légionnaire. Je renvoie le lecteur à l’article de presse qu’a consacré à l’événement le journaliste et professeur José d’Arrigo.
… Le soir tombé et la nuit venue, cierges soufflés et lumières éteintes, vitraux devenus invisibles dans l’obscurité qui avait envahi la basilique, le saint-lieu reposait dans la paix céleste. L’église aux impressionnantes colonnes de marbre corse, le seul marbre au monde qui ne travaille pas, quel que soit le nombre de siècles traversés, se recueillait dans le plus profond et religieux silence. Seule brillait la veilleuse du Saint-Sacrement, lumière éternelle. Pourtant cette nuit du dimanche au lundi, étrangement, n’était pas totalement semblable à toutes les autres. Un je ne sais quoi de différent, … peut-être un souffle ? Un Esprit nouveau ? Allez savoir !
Quelque chose se mit à bouger dans la chapelle latérale à gauche de la nef centrale. Dans la seconde chapelle. Celle précisément où la statue du Grand Saint Antoine venait d’être installée et bénie à grand renfort de chants, d’encens et de prières. Tant de fidèles étaient de nature à faire tourner la tête d’un saint ermite aimant le désert et la solitude ! Mais les saints peuvent tout comprendre. Et Antoine savait comprendre.
Alors que quelque chose avait semblé bouger, le saint restait parfaitement immobile, la barbe figée, la main solidement ancrée sur son lourd bâton de foi et le regard levé droit vers le ciel. Si un quoi que ce soit s’agitait dans la chapelle, ce n’était pas le saint lui-même. C’était plus bas. À la hauteur de ses pieds. Son compagnon, son fidèle compagnon. Celui qui ne le quittait jamais, même au plus profond de sa solitude. Ce si fidèle compagnon, le sculpteur Jean-Joseph Chevalier l’avait couché aux pieds du saint. C’était … c’était un adorable cochon. Le petit cochon de Saint Antoine le Grand !
Le sympathique animal commença par tourner lentement la tête de droite à gauche, humant le parfum surprenant et enivrant d’encens qui flottait encore depuis le matin dans la basilique. Cela ne lui déplut pas. Il agita ensuite sa patte gauche, comme s’il avait voulu se dégourdir la jambe. Il faut dire que Jean-Joseph l’avait figé dans son sommeil au pied du saint. Il étendit ensuite son autre « jambe ». Cette sensation de liberté le ravit grandement. D’un œil rapide, il regarda Antoine, et avant même d’attendre une réaction de son maître, sauta sur le carrelage de la chapelle. La queue en tire-bouchon, le voilà s’avançant prudemment. Une chapelle : il n’en avait pas l’habitude. Surtout quand cette chapelle est celle d’une basilique. Il était bien plus familier des grottes et des déserts que des carreaux vernissés. Il faillit trébucher en descendant la marche et, reprenant son équilibre, se dirigea droit devant. C’est là qu’il s’entendit apostropher :
- « Où comptes-tu aller ainsi ? »
- « Qui me parle ? »
- « Je suis le chien-santon berger et gardien de la crèche, juste en face. Je me nomme Pearl. Que viens-tu faire ici, jeune phacochère ? (cette appellation n’avait dans sa gueule rien de désobligeant). Si tu veux chercher des truffes, tu te trompes d’endroit ».
- « Je ne cherche rien ! Ni truffes, ni châtaignes, ni marrons. Je visite simplement. Je suis le compagnon de Saint Antoine »
- « Ne fais point de bruit et parle doucement. Tu risques de réveiller l’Enfant qui dort. Et là alors je serais obligé de grogner ! »
- « Grogner ? D’habitude c’est à notre espèce qu’il revient de grogner ! Mais tu dis que l’Enfant est là ? »
- « Pauvre gamin ! On voit bien que tu n’es jamais sorti de ton désert. Faut atterrir, mon Beau ! Tu es ici à Marseille ».
- « Marseille : la cité de Cassien, celui qui se rendit en Égypte, dans mon pays, avec Germanos ? »
- « Oh ! mais, mon cochon, tu connais l’histoire sainte »
En entendant leur chien discuter, moutons et brebis se réveillèrent et le maître berger alluma sa lanterne. Une lueur dorée enveloppa la crèche. Le meunier qui, de nuit, mettait en sac sa farine se pencha au fenestron de son moulin :
- « Oh, Pardiou, que se passe-t-il ici ? »
- « C’est le fidèle compagnon du Grand Saint Antoine qui fait de l’insomnie et veut visiter la basilique »
- « À cette heure les visites sont terminées. Qu’il attende demain »
- « Mais il loge chez nous maintenant, dans la chapelle d’en face »
- « Un cochon ! Un cochon ! On reçoit vraiment n’importe qui aujourd’hui ! »
Le cochon, si ce n’est saint, du moins du saint, s’était approché de la crèche. Moutons, agneaux et brebis lui bêlèrent de sauter par dessus la rambarde de protection pour venir les rejoindre. L’idée d’avoir un nouveau compagnon de jeux les réjouissait. Peau de soie rose, sabots noirs cirés comme les souliers d’un évêque, grandes oreilles en feuille de laurier-sauce et un museau percé de deux trous ronds comme ceux des troncs d’église.
- « Allez, saute ; viens jouer avec nous »
Le meunier continuait à maugréer dans sa barbe enfarinée :
- « Nous avons déjà l’aigle de saint Jean, le taureau de Luc et le lion de Marc. Il ne nous manquait plus que le cochon de saint Antoine ! »
- « Meunier, occupe toi de ton moulin. Tu n’as jamais trouvé à redire au bœuf qui charrie tes sacs de farine, ni à l’âne qui fait tourner ta meule quand le Mistral prend ses congés syndicaux » »
Le petit animal à queue en-tire bouchon s’élança et atterrit tout près de l’étable où reposait l’Enfant. La jeune Vierge, toute habillée de blanc et de bleu, lui sourit et le jeune cochon se sentit fondre de bonté. Saint Joseph lui tendit le bras en l’invitant à s’approcher.
- « Vous êtes Marie, Joseph, murmura t-il. Mon maître Antoine m’a si souvent parlé de vous ».
Alors, se couchant de tout son long sur le sol, baissant la tête en signe d’adoration, il ajouta :
- « Oh, mon Dieu, c’est l’Enfant Jésus, le Fils de Dieu. Il m’est donné de Le voir. Antoine ne va pas en croire ses yeux ! »
Tous les animaux de la crèche, moutons, brebis, agneaux, l’âne gris et le bœuf roux, et les poules, poussins, canards, dindes et dindons, canes et canetons, pigeons réveillés sur le rebord des tuiles d’argile … tous s’écrièrent d’une même voix :
- « Sainte Marie et Saint Joseph, nous vous en prions, il est des nôtres. Accordez-lui de rester avec nous. Permettez-lui d’intégrer notre sainte crèche ».
Le lendemain matin, le Père-Curé du Sacré-Cœur, avant de célébrer sa première messe, fit le tour de sa basilique, s’arrêta devant la nouvelle statue de Saint Antoine et se signa. Il lui sembla bien, qu’aux pieds du saint, le petit cochon avait dans le coin de l’œil comme un sourire. Il continua cependant sa ronde. Arrivé devant la crèche, il crut n’être pas bien réveillé : entre le bœuf et l’âne, juste devant l’Enfant, un nouveau santon était là, rose, les sabots noirs bien cirés, d’amusantes oreilles en forme de feuilles de laurier-sauce et un museau percé de deux trous ronds. Et ce nouveau santon lui souriait en le regardant.

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