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Les actualités de
Monsieur Légionnaire

CONTE du CAP de l’AN

Je dédie ce conte à ma mère, au grand-Oncle Lary et à tous les santonniers de Provence.

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  Santons du grand-Oncle LARY

Les nuits sont-elles plus belles que le jour ? Elles sont assurément plus mystérieuses, plus poétiques, plus blanches parfois aussi ou plus … bleues selon les provinces ! Elles sont également l’écrin de velours d’événements inattendus, surprenants, à mille lieux nautiques d’être imaginés. C’est précisément ce qui est arrivé cette nuit-là ! 

Sur le moment je ne me suis rendu compte de rien : je dormais profondément d’un sommeil aussi neuf que la nouvelle année. Après de bonnes fêtes de Noël, on entre dans le tout-premier des douze mois de l’année, comme les douze bons apôtres, avec l’espérance du bonheur à venir que doit éprouver la fleur d’or du mimosa éclatant de surprise sur les multiples doigts verdoyants de ses feuilles. 

Le mimosa est une fleur toute tissée de modestie dans sa beauté fragile et éphémère. Son seul nom porte en lui sa timidité. « Mi-Mosa ». Pourtant le voilà succéder dans nos maisons, dans nos salons, sous nos yeux et ceux de nos enfants et petits-enfants à sa majesté le « Sapin de Noël ». 

Lui, nous l’avons encensé, décoré, paré de tous les scintillements et de toutes les illuminations. Que de guirlandes pour embrasser ses branches ! Que de boules pour faire chanter son feuillage comme autant de notes sur la portée d’un chant de Noël. Que d’étoiles à naitre dans des yeux enfantins ! L’arbre devient une partition de musique où la main de chaque mère épouse celle de Mozart. Or, le si modeste mimosa sans le demander, sans le vouloir, chasse de la maison sa majesté Sapin. Le voilà, « ainsi transit gloria mundi » passant subitement du statut de « Noble respecté » à celui d’ignoble, juste bon à régner sur nos trottoirs ! Dans le froid, la bise et les restants oubliés de nos agapes. Lui qui se dressait fièrement, nous dominant de sa splendeur forestière, nous le jetons, couché sans égards, dans le caniveau de nos mémoires. L’homme brûle ainsi ce qu’il a adoré. L’homme balaie d’un revers d’oubli ce qu’il a lui-même choisi de célébrer. Sapin est mort. Vive le mimosa ! 

…. Mais revenons simplement à cette nuit où je dormais, non pas loin de là, comme l’Enfant Jésus dans sa crèche (ce serait déjà un blasphème) mais enfin comme un homme qui n’a à chercher ni sa montre, ni sa chemise. Je dormais donc, jusqu’à ce que quelques bruits suspects me réveillent. Plus que des bruits, en réalité, une étrange sensation. La nuit était profonde. Je me levais d’un pas qui, n’en déplaise à Homère et qu’il me pardonne, n’était pas aussi léger que l’aurore au pied de rose, mais, enfin, me voilà debout. Debout et légèrement inquiet.  

Je ne sais quel instinct me conduisit devant ma crèche, traditionnellement bâtie chaque année avec soin, patience et déférence envers le grand-oncle Lary pourvu de deux qualités majeures : être l’oncle de ma mère, d’une part, et être santonnier, de l’autre. Le santonnier est un peu le cousin germain de Dieu le Père : avec un peu de terre, une poignée d’argile, il vous crée un santon. Il n’y manque que le souffle de Dieu pour le faire vivre et respirer. J’ai toujours eu pour les santonniers de Provence une profonde admiration et, bien sûr, pour le premier d’entre eux à mes yeux, le grand-oncle Lary. D’autant plus que, jeune fille, ma mère remporta avec les créations de l’oncle le concours de crèches organisé chaque année à Marseille. 

… J’allumais la lampe. Plus de crèche ! Plus de santons ! Sur la planche du meuble support se dressait l’étable : elle était vide. Plus de pichon Jésu, plus de Bueno-Méro ! Plus de San-José. L’Asé et lou Buou avaient à leur tour disparu. Grand Dieu, que s’était-il passé ? Mon regard courait sur les collines. Vides également de leurs bergers et de leurs moutons. Tout le petit peuple des santouns se rendant vers la Crèche s’était évanoui dans la nature. Les chemins vides conduisaient à une étable vide. Où étaient donc partis les Adoratours de l’Enfant-Dieu, les deux Ravi, lou varlet d’estamble, l’Amouelaire, l’aveugle, lei viei, lou maunier, lei boumian avec sa large cape rouge dissimulant mal son couteau à lame d’argent, lou fada Pistachié, la frumo au brès, lou ramonio et tous leurs comaires et compaires ? Où se trouvaient-ils donc ? 

Pas le temps de réfléchir. Je me précipitais vers la fenêtre, ouvris à deux battants les persiennes de bois et, me penchant, aperçus tout mon peuple de petits saints tourner en haut de la rue Fortuné pour emprunter à droite la rue Paradis. 

Je ne compris que plus tard ce qui s’était passé. Le premier à avoir pris vie était le Ravi. Oh, ce n’était ni la fatigue, ni la lassitude qui lui avait fait baisser les bras. Il avait tellement l’habitude de les garder depuis des lustres droits et dressés vers le ciel comme des bâtons de berger. Non, c’était la colère, enfin j’exagère un peu car la colère est un sentiment exclu de la sainte crèche. Bien qu’il ait pu exister de saintes colères. Là, c’était plus exactement un céleste courroux, une incompréhension, une envie de manifester son opposition, de contester.  

Lorsque le Ravi avait commencé à s’agiter, le bœuf, tout surpris, lui avait décroché un œil rond comme une poêle à frire, mais tout aussi tendre qu’une bouchée de pompe à huile encore parfumée de zestes d’orange, de citron et d’eau de fleur d’oranger. Les bœufs, particulièrement ceux des crèches, ont en cela un regard inimitable. Depuis des temps immémoriaux, ces sages animaux ont tellement fréquenté les hommes qu’ils ont acquis, comme une deuxième nature, cette familiarité avec l’espèce humaine que leur regard est presque devenu humain à leur tour. Coéquipier de tous les travaux des champs, depuis que l’homme s’est mis à travailler la terre, le bœuf est l’artisan premier de l’agriculture, bien avant le cheval. Le cheval est une conquête. Le bœuf est un compagnon …

Le compagnon à robe brune comme un moine regarda donc le Ravi s’agiter et dans toute sa patiente sagesse comprit ce qui allait se passer. L’Asé, l’âne de son côté, n’avait que faire des facéties du Ravi ; pour lui sa seule mission était de réchauffer cet Enfant nu dans une mangeoire. Et puis sa jeune maman était si jeune, si belle, si douce, si pauvre, si adorable, l’enveloppant de son regard, d’un regard qu’il n’avait jusque là jamais vu sur un visage humain. Et pourtant, il en avait vu des visages humains et pas toujours si humains. Alors l’âne ressentit tout d’un coup comme à l’intérieur de lui une vision : il se vit quittant l’étable, la jeune maman juchée sur son dos, là juste à l’emplacement où une grande croix de Saint André dessinait sa marque. Elle gardait serré l’Enfant sur son sein. À droite, Joseph tenait le licou de corde. Il faisait nuit. Il ne fallait pas faire de bruit. L’âne ne savait pas pourquoi mais il savait qu’il ne fallait pas faire de bruit. Aussi posait-il ses sabots comme s’il avançait sur des œufs. L’âne dans sa vision, malgré la nuit où on ne discernait rien, comprit que le chemin qu’il lui fallait emprunter allait les conduire tous trois, enfin tous quatre, en Égypte. Il en eût confirmation quand il sentit le parfum sucré des dattes qui enveloppait les arbres des deux côtés du chemin. L’âne était jeune encore. Il devinait cette grande mission qui était la sienne. Pour l’éternité. Lui aussi avait été choisi parmi tous les ânes du monde pour transporter l’Enfant et sa Mère. Rendez-vous compte ! Saint Christophe eut la Grâce infinie de porter Jésus sur son épaule ; notre saint âne, lui, portait l’Enfant et sa Mère ! Tous les deux, ajustant son pas sur celui de Joseph.              

Ce que le bel âne ne savait pas, et il était préférable à ce moment qu’il ne le sache pas, est que trente trois ans plus tard, il rencontrerait à nouveau l’Enfant devenu homme, devenu adulte dans toute la force de son âge et de sa vie publique. Ce serait à Jérusalem. Il transporterait sur son dos devenu moins souple cet Homme nommé Christ acclamé par toute une foule. Il l’avait reconnu tout de suite. On jetait devant ses pas des étoffes riches, on agitait tout autour de Lui des palmes et des branches. Quelle vie d’âne que la sienne ! Porter deux fois dans sa vie le Christ Sauveur du monde ! Quelle gloire et quelle modestie. Quel service et quel amour. Après cela, comment ne pas penser qu’il existe aussi un Paradis pour les animaux pétris d’amour car l’Amour ne passera pas.   

X
XX

Les derniers de mes santons franchirent l’angle de la rue Fortuné et disparurent dans la rue Paradis, au nom prédestiné pour le peuple des « petits saints ».  J’appris plus tard le fin mot de l’histoire. Mes santons n’étaient pas les seuls à s’être volontairement échappés de leur crèche ; il s’agissait d’un mouvement concerté, organisé pleinement conscient et volontaire, faisant suite à un appel qui avait parcouru comme un souffle de mistral toutes les crèches privées, familiales et paroissiales de Marseille : « Vous, santons de toutes nos saintes crèches, quelle que soit votre condition, rendez-vous ce soir 31 décembre, sur le parvis de Notre-Dame-de-la-Garde ». 

Vous les auriez vues, toutes ces crèches marseillaises, tous ces santons de Provence venus de toutes les paroisses de la ville ! Une foule inimaginable qui ne cessait de parcourir les rues, les places, les allées, les squares, les traverses, les ruelles … Et, chacun à son allure, se dirigeant vers la sainte colline. En tête, l’ange Boufarèu, les joues gonflées comme jamais, sa trompette de cuivre devenue aussi rouge que ses bajoues palpitantes comme celles d’un crapaud de Camargue ! Et au dessous de ses ailes suivaient les bergers, Miqueou portant l’agneau, et ses compères l’imitant en chantant : « Il est né le divin Enfant ». Ils étaient tous là, la grande cape brune sur les épaules, le chapeau de feutre noir retenu d’une main ou tenant le bâton aussi fièrement qu’un sceptre (les bergers sont les rois des garrigues), la taïole rouge bien serrée autour des reins comme les jambières autour des mollets. 

 

Les plus anciens marchaient devant, donnant le rythme aux plus jeunes, tous la gourde de coloquinte battant la cuisse droite à la cadence de leurs pas. Les pâtres étaient si nombreux que leur nombre devenait difficile à apprécier. Tous se manifestaient leur joie de se retrouver même si la plupart ne se connaissait pas. On entendait partout des « Hou ! Sias aqui ! Toucas un pau la paleto ».

Ou encore « Que bon vent vous adus ? »
« Coume siau ? Coume vai lou biais »

Les plus étonnés étaient certainement les brebis et les moutons qui n’en revenaient pas de cette promenade nocturne inattendue par les rues de Marseille. Ça bêlait, de ci, de là ; ça se pressait jusque dans les encoignures des portes. La rue Paradis était devenue une immense couverture de laine blanche et ondulante. Les moutons des uns et les moutons des autres se mélangeaient gaiment et  les chiens de bergers avaient du mal à récupérer leurs ouailles. Ils ne les cherchaient même plus, confiant au ciel le soin de faire le tri le moment venu. Si le Bon Dieu savait reconnaître le bon grain de l’ivraie, Il saurait bien redonner ses moutons à chaque berger.     

Suivaient les femmes portant bidons de lait, panières d’osier, couffins de chanvre débordant de légumes et de fruits ; l’une tenant en main son sac d’oignons et sa botte de carottes ; l’autre, ses tresses d’ail et son bouquet garni ; chacune rivalisant d’ingéniosité dans sa parure. Dentelles ajourées, brodées, en pointe ou en corbeille ; jupons droits ou bouffants, assortis au corsage ou en imprimés d’indiennes, à petits carreaux bleus ou à larges bandes jaunes, tombant droit sur la jupe ou harmonieusement déséquilibré sur une hanche. Un vrai défilé de mode  comme on n’en avait jamais vu, ni même imaginé à Marseille. De quoi rendre malade Jean-Charles de Castelbajac ! La rue Paradis s’habillant en musée vivant de l’étoffe provençale. Si ma sœur Marie-Dominique qui collectionne les santons habillés avait pu voir du haut de sa citadelle de Sisteron ce cortège ! Et je ne vous parle pas d’Estelle Nougier !  

Tout un charme à la fois suranné et débordant de couleurs où se mêlaient, telle une immense bouillabaisse, l’éclat des légumes, la jouissance des fruits, le chatoiement coloré des laines, des cotonnades et des soies, le blond des paniers d’osier, le miel sombre des hottes, la blancheur immaculée des coiffes … Un spectacle de mille facettes où la générosité de la nature se mariait à la grâce des jeunes provençales en fichu et de leurs mères au profil de madone. Que Mistral ne pouvait-il être là ! Et Roumanille ! Et Daudet ! Et Adrien Blès ! Et Philippe Hiély ! Peut-être regardaient-ils de là-haut ?  Mais pas de souci. Ce n’est pas la peine de se faire un sang d’encre comme ont l’habitude de se dire les seiches : Je suis sûr que Jacques Mouton filme et éternise tout cela pour le Comité du Vieux-Marseille ! Et sans que Georges Aillaud n’ait pris soin de le lui demander, ni Michèle Delaage ! 

Au sein de cet essaim, les discussions allaient naturellement bon train. Allez demander à des provençales de rester muettes ! Ce serait comme demander à des abeilles de cesser de faire du miel ! 

« Oh que vous avez de belles raves ! Et ces beaux navets ! »
« Je vous le fais pas dire : c’est de la moelle ! »
« Et vous croyez que l’Enfant Jésu qui vient juste de naitre va en manger ? »

« S’il n’en mange pas lui-même, d’autres s’en chargeront bien. Parce que vous pensez peut-être qu’il va se jeter de faim sur votre panier d’haricots ? Notez que, à défaut de les manger, on pourra toujours avec leurs fils lui tricoter une culotte ! ». 

Derrière, l’Aveugle, plus sagement, disait au jeune garçon, son guide : 

« Petit, cherche l’Enfant. Cherche-Le. Et dès que tu l’aperçois, approche-toi de Lui. Il suffit que je touche son linge du bout du doigt pour que je recouvre la vue ». 

Cependant, dans cette foule immense, tout le monde ne souriait pas, à commencer par le rémouleur :

« C’est bien gentil de nous offrir une promenade nocturne dans les gardioles de Marseille, mais ce n’est pas vous qui transportez la meule et son chariot ! Et il n’y a pas un fainéant pour m’aider ». 

« Oh, rémouleur, contemple les étoiles et tu oublieras tes peines »

« Collègue, ne me prends pas pour un fada. Qu’est-ce qui a pris à Agnel, à Paranque, à Neveu, à Simone Jouglas, à Carbonnel, à Lary et tant d’autres de mettre un rémouleur dans leurs crèches ? C’est de la folie ! À croire qu’ils n’ont jamais soulevé de leur vie le poids d’une meule ! » 

« Râle plus, rémouleur. Jaussemain et sa femme vont te donner un coup de main. Et regarde cette pauvre Bouscatiero avec son fardeau de bois sur le dos. L’entends-tu se plaindre ? »

« Le bois ne pèse pas la pierre »

« Des mots, toujours des mots. Tu me fais penser aux politiques !

Des mots, toujours des mots ?

Bâtissent-ils le mas, le coiffent-ils de tuiles ?

Ce ne sont pas les mots qui font couler les huiles ». (1)

« Mon pauvre rémouleur, si Dieu t’a donné tant de poids à charrier, c’est que ton âme doit être bien noire. C’est le moyen de te racheter. Tu as dû user Sa patience à force d’user les couteaux de tes clients en leur faisant payer dix fois le prix de la lame. Maintenant il te faut astiquer ton âme ! »

X
XX 
  • « Le mas du malade ». Scène première. Pièce marseillaise. Élézéard Rougier

Ainsi la troupe arriva t-elle enfin sur l’esplanade de Notre-Dame-de-la-Garde. Moutons, brebis s’étaient dispersés sur la colline, broutant à qui mieux-mieux thym, serpolet, romarin, et herbes folles. En fait, à quelques jours d’écart, ils faisaient le « Gros Souper » de Noël. Les animaux de la crèche se souvenaient de la Noël de Saint François d’Assises.

Arrivés là-haut par cette belle nuit, l’agitation réveilla le vieux bedeau qui dormait dans sa chambre située juste au dessous d’un des quatre anges à trompettes qui encadrent la Tour. Il se pencha et resta sans voix. Il n’avait aucun mal : il était muet ! Il descendit, manquant à chaque marche de se rompre le cou, pour aller informer son Recteur. Le Recteur était un homme de foi et de profond sommeil. Et de frapper à la porte de bois. Et de tambouriner. La porte de la chambre du Recteur datait d’Espérandieu ! C’est vous dire si depuis le bois avait eu le temps de vieillir ! Enfin, voilà notre saint homme se dresser sur son lit et ouvrir sa chambrette. Les volets écartés à deux battants, apercevant cette foule immense de santons au pied de l’esplanade de la crypte, une seule pensée lui traversa l’esprit :

« Il faut que j’informe le Cardinal-évêque ! » 

Le cardinal dormait aussi. 

« Attendez-moi. J’arrive. Ne bougez pas. Ne faites rien. Ne baissez surtout pas le pont-levis. Attendez-moi discrètement à la porte côté Sud ». 

Et ainsi fut fait car les cardinaux ne perdent jamais le Nord.

L’évêché n’étant pas loin de Notre-Dame, le Cardinal qui n’avait pas eu le temps de se changer arriva en blouse de nuit et bonnet écarlate, ayant juste sur ses épaules son palium aux reflets cardinaux. À peine avait-il posé le pied sur le sanctuaire que l’ange Boufarèu lui apparut, devançant le Ravi qui avait retrouvé, comme on l’a vu, l’usage de ses bras. A la vue du Monseignore, tous les santons, à l’image du Ravi, dressèrent leurs bras au ciel. Sauf le rémouleur qui ne voulait pas lâcher sa meule. Une immense clameur accueillit le prince de l’Église que chacun avait immédiatement reconnu, tant il était profondément aimé dans sa bonne ville de Marseille.  

« Mes amis, mes chers amis, vous chers santons amis de Dieu, vous, pâtres et bergers qui reçurent les premiers la Bonne Nouvelle de la naissance du Seigneur Jésus, et qui êtes là aujourd’hui, … enfin, cette nuit étoilée, vous, femmes, hommes, peuple de Provence, soyez accueillis en ce sanctuaire marial. Mais dites-moi, je vous écoute. Que voulez-vous ? »

Le Ravi, encadré des bergers, déclara :
« Nous voulons quitter Marseille et la Provence »
« Mais pourquoi donc ? »

« Nous ne sommes plus les bienvenus. Nous sommes devenus les mal-aimés. Depuis le XIII° siècle, grâce à Saint François, les villes et villages nous accueillaient avec joie et ferveur. Bien sûr, à la Révolution, nous avons été chassés. Mais grâce à Dieu nous avons reconquis le cœur des Provençaux. Mais aujourd’hui nous voici à nouveau personna non grata. Nous sommes interdits de Places, de parvis, de squares, des lieux publics et des maisons de ville. Au nom de la nouvelle divinité nommée « Laï-cité » nous n’avons plus droit de cité. Où sont nos traditions ? Où sont nos racines ? Où est notre Foi ? Ce n’est pas la peine de nous déclarer indésirables ; nous mêmes choisissons de nous expatrier … en attendant des jours meilleurs pour revenir ».

Impressionné, le Cardinal ne put que dire :

« Votre décision est-elle sans appel ? »  
« Sans appel, Monseigneur »
« Partir, mais partir pour où ? »
« Nous en avons longuement discuté. Nous avons choisi une Terre où la piété populaire est restée intacte : la Corse ». 
 « Vous voulez partir en Corse ! »
« OUI, Monseigneur »
 « Comment allez-vous faire ? » 
« Nous ne le savons pas encore »

Le maître berger, un homme mûr au visage de saint apôtre, barbe grise et tout habillé de sagesse, retira son feutre de sa tête et se courba devant le Cardinal. Le Cardinal le releva aussitôt de sa main :

« Brave homme, c’est moi qui suis là pour vous servir »
« Votre excellence ... » 
« Appelez-moi, Frère, simplement votre frère en Notre Seigneur Jésus Christ »
« Nous avons déjà téléphoné aux compagnies maritimes qui desservent la Corse. Il n’y a plus de place »

Alors, une petite voix, une petite voix toute ciselée d’accent céleste, s’éleva du cœur de la foule des santons, une voix toute divine, comme bercée par les ailes des anges, et dit :

« S’il n’y a pas de place, ce n’est pas grave. Nous en avons l’habitude »
L’homme qui était auprès d’elle et veillait sur l’Enfant, déposa sur sa frêle épaule sa lourde main de charpentier : 
« Ne t’inquiète pas, Marie, l’Ange pourvoira à tout ».
Le Cardinal en perdit son palium !

Un homme écarta la foule et se présenta devant le Cardinal. Il était grand et fort, habillé d’un uniforme « Terre de France », portait képi blanc fièrement planté sur sa tête et arme en diagonale sur sa poitrine. Je le reconnus : c’était mon santon légionnaire. 

« Monsieur le Cardinal, dit-il : autorisation de parler ? »
« Autorisation accordée » répondit le Cardinal, nullement impressionné. Il avait rencontré, de l’autre côté de la Méditerranée, de tels hommes.
« Mon cardinal, je leur ai dit : donnez-moi cinq hommes courageux  qui n’ont pas froid aux yeux et en cinq minutes je vous trouve un bateau, je le mets à votre disposition et nous allons où vous voulez. Ils n’ont pas voulu mais si vous, mon Cardinal vous le voulez, je suis à vos ordres ».
 
« Très bien, jeune homme. Repos. Quel est votre nom ? » 
« Constantin, pour vous servir, monsieur le Cardinal »
« Vous pouvez disposer. Restez à proximité » conclut le Cardinal.
Le légionnaire nommé Constantin claqua des talons et se mit au repos. 
« Regardez, lança tout d’un coup, la Bugadiero.

Toute la foule tourna la tête vers là où la bugadière tendait le bras. Elle avait saisi un linge blanc dans sa main. Dans la nuit noire, sur la mer, une barque étincelante s’avançait vers la rive. Un esquif, mât dressé sans voile mais qui se dirigeait droit devant. Au même moment, la statue de la Vierge-de-la-Garde au sommet de la Tour fut saisie d’un scintillement exceptionnel et les quatre anges aux trompettes gonflèrent leurs joues à les faire éclater. Boufarèu, jaloux, emboucha son instrument pour se joindre à eux.

« Viens, dit Joseph à Marie, nous allons embarquer. Serre fort l’Enfant »  
Lei Peisouniero qui avait entendu, s’exclama : 
« Embarquer, pauvre Pitchoun, à son âge il n’a pas le pied marin. Il va nous tomber malade du mal de mer, ce petit ! »
« T’inquiète, madamo, lui répondit le Ravi. Il a plus le pied marin que tu ne l’auras jamais ! Demain il t’apprendra à marcher sur les eaux ». 

… La foule des santons entourant l’Enfant Jésus, Marie, Joseph, descendit la colline, récupérant au passage mouton, brebis, agneaux, dindes, canards, oiseaux et animaux de toutes espèces peuplant la crèche. Une petite chienne couleur acajou ne quittait pas Marie des yeux. Marie la regarda et demanda :

« Comment s’appelle-t-elle ? »
« Mon nom est Bella » répondit-elle.

La barque étincelante avait accosté au pied de la colline. Le rémouleur qui avait retrouvé ses forces :

« Jamais nous n’arriverons tous à embarquer dans cette coque de noix ! » 
« T’inquiète, rémouleur ; occupe-toi de ta meule. Dieu s’occupe du reste » 
 Et, effectivement, plus les premiers santons prenaient pied dans la barque, plus il y avait de place pour recevoir les autres. Et ça montait. Ça montait. Ça n’arrêtait pas d’embarquer. 
« Avancez sur l’avant.  Avancez, s’il vous plait » criait le fustier.
Un blanc mouton dans les bras de son jeune berger leva les yeux vers son maître en disant :
« C’est l’arche de Noé »
« Tu as raison, lui répondit son maître : c’est l’arche de Noël » 
Le bateau sans voile dont le mât et son étai figuraient une ancre d’espérance s’éloigna du quai. 
Le Cardinal, sur la rive, entouré du Recteur du sanctuaire et du bedeau muet, bénit l’embarcation guidée par une étoile dans le ciel et, se retournant dit : 
« Vite, rentrons à l’Évêché ; il faut que je téléphone immédiatement au Cardinal François-Xavier Bustillo. Comme il va être surpris ! »  
Et pour la première fois le Cardinal et le Recteur entendirent la voix du bedeau muet :
« Vous avez raison, Éminence, mais comme il va être heureux ! »
À Marseille, le 10 janvier 2025
Jean Lary de Fortuné
*** 
PS: 
Chères et chers amis,

Un virus insoumis, sans visage et sans nom,
Attaquant sans répit les bronches et les poumons,
Enflammant de ses feux les voies respiratoires,
Vous privant à la fois de manger et de boire
M’a enchaîné au lit en m’empêchant de vivre
Mais n’a pu me priver de mon envie d’écrire!

Aussi trouverez-vous, en signe de salut,
Ce conte de Provence, il est vrai qui m’a plu.
Le premier, je l’avoue, enchanta Bustillo
Qui m’écrit, en retour, « Vraiment comme il est beau! »
Que ce second envoi, en ce début d’année,
Vous réjouisse aussi si le conte vous sied.
Propos recuellis par Constantin LIANOS 
Texte © Monsieur-Légionnaire
Appeared first in https://monsieur-legionnaire.org January 10th 2025
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