Les pucerons, les animaux les plus extraordinaires que je connaisse. Ils sont pourtant si ordinaires. Point d’ornementations exubérantes, de couleurs éblouissantes, pas de sociétés ou d’organisations remarquables, d’édifices magnificents ou même modestes, rien de tout cela, aucune production dont nous pourrions tirer profit ou qui pourrait nous causer du tort, rien du tout, rien de rien. De petites bestioles qui ne font rien que se nourrir et se reproduire. Pour se nourrir, il leur suffit de planter leur rostre dans la nervure turgescente d’une feuille ou d’une tige et se gorger passivement de sève. Elles en ingurgitent tant qu’elles doivent en évacuer l’excès par deux petits tuyaux, les cornicules, qui font saillie à l’arrière de leur dos.
Les abeilles sont très intéressées par ce liquide sucré, appelé miellat, et en font du miel (par exemple le miel de sapin). Les fourmis, elles, exploitent ce filon de façon rationnelle. Elles assurent la garde de la colonie en même temps qu’elles procèdent à une véritable traite : les fourmis caressent délicatement de leurs antennes les pucerons, lesquels répondent en éjectant des gouttes de miellat, dont les fourmis s’emparent. Les pucerons ne détruisent pas les plantes, si ce n’est qu’ils les assèchent, du fait de leur nombre. Car ils se reproduisent vite, très vite.
Se reproduire, voilà le maître-mot du puceron. Aucun animal au monde n’a développé pareille faculté de reproduction. Voyons cela.
Pas d’accouplement, d’où économie de temps et d’énergie. Les pucerons sont des femelles parthénogénétiques, autrement dit des femelles vierges – en grec parthenos – capables de se reproduire seules (les mâles existent néanmoins, nous le verrons plus loin).
Pas d’œufs non plus, qui doivent incuber et être couvés. Pas de nid à construire, encore une fois nulle perte de temps et d’énergie. Les pucerons sont vivipares. Les petits naissent déjà constitués ; leur seule tâche est de grandir. En réalité, ils font mieux que cela. En même temps qu’il grandit, le jeune puceron prépare sa descendance : il a déjà des ovaires et dans ces ovaires des embryons en développement.
Résumons. Une femelle puceron a dans ses ovaires des petits prêts à naître et dans ces petits il y a déjà des embryons en formation. Trois générations emboitées !
Résultat, peu de temps après sa naissance une femelle puceron met bas à son tour. En huit jours elle a déjà une dizaine de petits, qui eux-mêmes vont aussitôt en donner d’autres, de sorte que la population croît à une vitesse inimaginable, hallucinante. Il a été calculé que si UN SEUL puceron pouvait se reproduire sans limitation d’aucune sorte, sans prédateurs, sans maladies, rien, sa descendance couvrirait en un an TOUTE LA SURFACE DE LA TERRE sur UN METRE d’épaisseur.
Elles ne sont pas extraordinaires ces petites bêtes tout à fait ordinaires ?
Mais ce n’est pas tout ! Les populations de pucerons évoluent très vite, se diversifient, faisant preuve de ce qu’on appelle une grande variabilité génétique. D’un biotope à l’autre apparaissent des variétés différentes, au point qu’on peut parler de sous-espèces en formation. Ainsi, pendant que de tous côtés on voit la biodiversité s’appauvrir, pendant que tant d’espèces disparaissent sous nos yeux, les pucerons en créent de nouvelles.
Personnellement, je suis très reconnaissant à ces petites bêtes d’avoir propulsé ma carrière. Nous allons voir comment.
J’étais alors jeune étudiant plein d’avenir (jeune, certainement, plein d’avenir c’était encore à voir) dans un laboratoire de génétique des populations. Mon maître de stage m’avait branché sur les pucerons, avec l’idée que ces animaux pleins de pattes, avec fémurs, tibia, tarses à profusion, et des antennes avec je ne sais plus combien de segments, sont propices à des mesures pouvant déboucher sur des études de génétique quantitative, c’est-à-dire basées sur des caractères mesurables, avec en arrière-plan cette forte variabilité génétique qui intriguait.
Car, enfin, une femelle parthénogénétique, qui se reproduit sans l’intervention d’un mâle, c’est en quelque sorte une femelle qui s’accouple avec elle-même. C’est très pratique et d’une formidable efficacité, comme nous venons de le voir. Mais il y a un hic. Pensez, s’accoupler avec soi-même est le comble de la consanguinité, avec risque d’accumulation de gènes défavorables donc à terme dégénérescence de l’espèce. Oui, mais voilà, c’est tout le contraire qui se passe avec les pucerons. Je devais comprendre ce paradoxe.
Les chercheurs forment une communauté qui progresse par la confrontation des idées et des résultats, confrontation pas toujours apaisée, qui peut aller jusqu’à des heurts peu amicaux ou même franchement hostiles, de sorte que la connaissance avance de façon quelque peu chaotique, mais avance tout de même. Nous avons aujourd’hui tous les moyens de connexion possibles et imaginables ; nous sommes jour et nuit informés de nos collègues, mais à l’époque dont je parle nous en étions loin. Pour situer les choses, la photocopie n’était alors même pas encore inventée. Ne parlons pas d’internet. La préhistoire de la recherche.
Nous n’avions à notre disposition que des listings papier de publications, où ne figuraient que les éléments de base, auteurs, titre, revue. C’était tout. Les listings tournaient dans le labo et chacun annotait ce qui l’intéressait. Les références étaient ensuite collées sur des petits cartons dont les bords comportaient des encoches que l’on découpait en fonction des critères de classement choisis.
La recherche bibliographique personnelle se faisait alors en pêchant les publications d’intérêt à l’aide de tiges métalliques ; une recherche par mots-clés mécaniques en quelque sorte. Après un délai « raisonnable » de quelques jours (impensable aujourd’hui) on pouvait obtenir le texte des articles, qui nous parvenait sur microfilms, comme dans les romans d’espionnage. La préhistoire, je vous dis.
Dans ces conditions une pêche miraculeuse m’a mis en main, je ne sais comment, une publication du professeur Cognetti, de Bologne, Italie, qui m’a donné la clé du mystère. Peut-être est-ce le mot « Italie » qui a flashé.
L’explication n’est pas très simple, mais je vais essayer de le dire simplement. Vous savez que dans une cellule les chromosomes vont par paires – vingt-trois paires chez nous. Avant de se diviser, une cellule duplique ses chromosomes et les deux groupes formés vont se placer aux deux extrémités de la cellule, qui alors se coupe en deux, donnant deux cellules-filles chacune contenant les mêmes paires de chromosomes. Mais dans l’ovaire les choses sont différentes ; on a affaire à des cellules particulières appelées ovocytes, celles qui font former les embryons.
A la première division de l’ovocyte, les chromosomes ne se dupliquent pas. Les paires se dissocient, tout simplement. De plus, les deux cellules-filles formées sont inégales ; l’une d’elles est petite et dégénère. Celle qui reste est donc orpheline de la moitié de ses chromosomes ; la partie manquante va être apportée par le mâle, via le spermatozoïde. Chez les femelles parthénogénétiques, qui ne reçoivent pas de spermatozoïdes, les deux groupes de chromosomes, un moment séparés, reprennent leur place initiale et l’ovocyte retrouve la totalité de son génome.
Ceux qui me suivent attentivement vont dire que le problème de la consanguinité n’est pas résolu pour autant. En fait si, parce que dans le cas de l’ovocyte, avant de se séparer les chromosomes se contractent et s’agglomèrent entre eux, formant des tétrades. Il faut savoir que les chromosomes ne sont pas les petits bâtons bien propres, bien nets, que dessine le prof au tableau ou que nous montrent les livres. Ils sont gluants, se collent les uns aux autres si bien que, lorsqu’ils s’écartent les uns des autres, la séparation n’est pas toujours nette. Ils se mélangent un peu ; pas trop, sinon ce serait catastrophique, mais assez pour qu’ils ne soient pas exactement identiques à ce qu’ils étaient au début.
Et voilà : sans accouplement, la fille à naître – ce sera obligatoirement une fille – ne sera pas rigoureusement identique à sa mère. Le problème de la consanguinité est résolu, CQFD.
Ces petits réarrangements, ces petits échanges entre chromosomes se produisent chez tous les animaux et les plantes. Ce sont eux qui maintiennent la variabilité génétique, donc évitent les effets néfastes de la consanguinité. L’accumulation de ces réarrangements au cours des générations est à l’origine de la formation de nouvelles variétés, races et espèces. C’est la sélection naturelle qui dira ensuite quelles combinaisons pourront subsister dans la vraie vie.
En réalité c’est un petit peu plus complexe, mais là est le secret de nos pucerons. Ces femelles se fécondent effectivement elles-mêmes, mais en reproduisant une fécondation croisée classique et en maintenant la possibilité de recombinaison chromosomique. La particularité de la parthénogenèse est simplement d’accélérer cette évolution en accélérant le rythme des générations.
Avoir apporté la démonstration – via le professeur Cognetti – que les pucerons ne dérogent pas aux lois de la biologie moléculaire classique m’a valu d’intégrer la fac de Lyon, point de départ de ma carrière.
En somme, ces femelles qui se reproduisent toutes seules, sans mâles et sans problème de consanguinité pourraient bien donner des idées à certaines. On pourrait envisager que les biologistes de la reproduction puissent transposer ce mécanisme à l’homme, ou plutôt à la femme, qui pourrait alors procréer sans avoir recours à un partenaire. Elles n’engendreraient en principe que des filles, mais pas nécessairement. Les pucerons eux-mêmes engendrent des mâles quand le besoin s’en fait sentir, à l’entrée de l’hiver par exemple, car après fécondations les femelles pondent des œufs, qui sont résistants au froid.
P.S. j’ai rendu visite au professeur Cognetti, dans cette magnifique Emilie, le cœur battant de l’Italie. J’en ai gardé le souvenir ému de la pasta que je voyais préparer dès six heures du matin sous la fenêtre de ma chambre d’hôtel et d’un gran bol lito mis to, mélange de viandes en bouillon avec des accompagnements qu’il est impossible de détailler. J’ai pu voir aussi dans quelles conditions misérables, disons le mot, travaillait le remarquable professeur Cognetti. Des conditions qui n’ont hélas pas fondamentalement changé pour les chercheurs du secteur public italien.
Oui, car ce n’est pas tout. En fait les pucerons ont plusieurs vies. Les femelles parthénogénétiques dont nous venons de parler sont aptères, sans ailes donc. Ce n’est pas très commode pour se déplacer, alors que faire si, par exemple, y a trop de monde et la plante nourricière s’épuise ? Eh bien c’est simple, il nait alors de petits pucerons ailés qui eux pourront se disperser et chercher à se nourrir ailleurs. Ou encore que faire quand l’hiver arrive ? De nouveau, les pucerons ont une solution. Les petits qui vont naitre à ce moment-là seront non seulement ailés mais sexués.
Nous aurons donc des mâles et des femelles qui vont pouvoir s’envoler et aller où bon leur semble pour s’accoupler et pondre, car cette fois les femelles vont produire des œufs qui, eux, résisteront aux conditions hivernales. Ni la sécheresse ni le froid n’en viendront à bout. Ils attendront le printemps pour éclore et faire naître des femelles parthénogénétiques, si bien que le cycle recommencera.
Inutile de dire quels mécanismes complexes sont derrière ces variations de forme et de physiologie. Les pucerons ont des cerveaux réduits à quelques neurones, suffisants cependant pour produire des substances appelées neuromédiateurs, qui commandent la production d’hormones, qui elles-mêmes sont à l’origine de tous ces changements organiques et fonctionnels.
La morale de l’histoire est que la vie est un foisonnement qui nous apporte un constant émerveillement, y compris au travers des organismes en apparence les plus simples
Max de REGGI (membre à vie de l'AACLE), chercheur CNRS
Respectez le travail des autres, au lieu de copier coller, ettez le lien SVP