KOLWEZI 19 Mai 1978
« Nous sommes partis pour Kolwezi sans espoir de retour… »
Le lieutenant-colonel Constantin Lianos, président de l’association des anciens combattants de la Légion Etrangère, a sobrement raconté la fabuleuse opération de Kolwezi en mai 1978 devant une assistance à la fois recueillie et médusée. Il est très rare en effet de voir Constantin Lianos égrener ses souvenirs ou s’épancher sur son passé militaire.
Durant une heure et demie, samedi 19 Mai 2018 après-midi, il a fasciné le public dans son style à la fois rigoureux, sobre et sans fioritures. Il a raconté comment une poignée de Légionnaires placés sous les ordres du colonel Philippe Erulin sont venus à bout de plusieurs milliers de gendarmes Katangais, fanatisés par la drogue et qui massacraient par centaines les fidèles du président zaïrois Mobutu et les membres de la communauté européenne. La légende de Kolwezi est née de cette incroyable opération de sauvetage décidée par le président Valéry Giscard d’Estaing.
On le sait depuis longtemps : avec Lianos, un chat est un chat. Le ton est solennel. On ne plaisante pas lorsqu’on évoque le souvenir de ses camarades tombés durant l’assaut. La voix est forte, entrecoupée parfois de silences éloquents lorsque, par exemple, Constantin Lianos évoque la mort tragique de son meilleur ami, un para du deuxième régiment étranger de parachutistes basé à Calvi, comme lui. « Je l’ai vu tomber à 300 mètres de moi, je ne pouvais rien faire », se souvient-il.
Pour ne pas se laisser submerger par l’émotion ou la tristesse, le lieutenant-colonel enchaîne vivement sur les aléas du commandement : « on a perdu des hommes par manque de réflexe, estime-t-il, on a baissé la garde par moments, j’étais hors de moi. Le chef est là pour donner des ordres et les soldats lui obéissent. Point final. A la Légion étrangère, on ne discute pas les ordres, on les exécute ! »
Il est vrai qu’à l’époque le contexte politique était très tendu. Il était hors de question que cette riche région minière d’Afrique tombe aux mains des Soviétiques et de leurs complices. Pour la première fois depuis quarante ans, le lieutenant-colonel se permet de parler de Kolwezi parce qu’il n’est plus lié par le secret-défense ni par le secret de l’opération.
Lorsque le Général Jeannou LACAZE a débarqué à Solenzara, en mai 78, il n’y est pas allé par quatre chemins :
« Légionnaires, je vous envoie au carton, s’est-il exclamé, vous partez pour Kolwezi où plusieurs milliers d’Africains et d’Européens sont menacés d’être massacrés à la machette par des fous sanguinaires, les gendarmes katangais.
Vous gagnez, c’est bien. Vous perdez, on priera pour vous… » Lianos dit la vérité à son épouse : « nous partons sans espoir de retour ».
Ni appui sol-sol, ni soutien aérien, ni équipements performants. La Légion s’apprête à sauter sur Kolwezi avec des parachutes qui souvent ne s’ouvraient pas à cause de la pression atmosphérique à 250 mètres d’altitude. « Ils ressemblaient à des foulards qui s’éclatent et se mettent torche, on atterrissait comme des sacs de pommes de terre, on partait vraiment pour ne plus revenir », explique Lianos. Les ordres sont clairs : il faut sauver les civils pris en otages ou terrés dans les caves et les greniers de leurs domiciles. Il faut donner un coup de pied dans la fourmilière soviétique. Certains avions sont en panne. Il faut pousser les camions, les fameux GMC, pour qu’ils démarrent. Le matériel est défaillant.
Les boussoles s’affolent et font cinq fois le tour avant de donner le nord.
Les munitions sont rationnées : « lorsque je donne l’ordre de tirer quarante coups, je veux voir tomber quarante têtes ennemies », explique à ses hommes le lieutenant-colonel Lianos.
A 6000 kilomètres de la France, les Légionnaires vont connaître l’enfer : canicule le jour, gel la nuit. Pas d’eau potable. Des rations qui puent. Mais ils sont formés pour se battre sans se plaindre et ils vont le faire jusqu’au bout, nonobstant l’absence tragique de logistique. La Légion était équipée de façon médiocre pour des missions que les autres régiments ne voulaient pas accomplir. Depuis dix huit ans, cette région africaine est en butte aux escarmouches. Le 5 juillet 1960 Moïse Tschombé, chef du conseil provincial, a proclamé la sécession du Katanga. Maintes fois les Belges auraient dû intervenir, mais ils ont laissé faire, privilégiant leurs puissants intérêts.
L’objectif des rebelles est de déstabiliser le président à vie Mobutu Waza Banga. Le sous-sol du Shaba est l’un des plus riches d’Afrique. Grâce au corps expéditionnaire marocain et aux troupes d’élite du roi Hassan II, Mobutu a pu enrayer jusque là l’action dévastatrice des « gendarmes katangais ». Ces rebelles sont bien formés, bien encadrés, bien équipés, et féroces. Ils disposent de fusils d’assaut qui peuvent atteindre leurs objectifs jusqu’à 400 mètres alors que les Légionnaires du 2eme REP sont équipés de pistolets mitrailleurs dont la portée ne dépassent pas cinquante à soixante dix mètres. « En outre, explique Lianos, ils avaient recours à une astuce diabolique : pour nous tromper et nous empêcher de les neutraliser, ils se déguisaient en civils car ils savaient que nous avions ordre d’épargner la population civile… »
« Notre objectif était clair, ajoute Lianos, on devait faire une opération coup de poing intitulée « fire and forget », c'est-à-dire : fait feu et oublie. On dégage et place aux autres pour les opérations de ratissage et de sécurisation du territoire. Ceux qui n’ont pas appliqué cette consigne ont perdu des hommes et de l’argent ». Les Katangais, yeux exorbités, la rage au ventre, massacrent tout ce qui bouge : ils se livrent à d’indicibles cruautés. Ils ne tuent pas, ils estropient les innocents et les soumettent à une mort interminable. Des sévices identiques avaient été infligés aux soldats français capturés en Indochine par le Vietcong et ses tortionnaires communistes. Dissimulés sous leurs hardes, 2 000 gendarmes katangais parviennent à s’approcher des Légionnaires sans êtres repérés. Les Belges ne bougent toujours pas : ils ne veulent rien entreprendre. « Laissons décanter la situation », arguent-ils.
Giscard sera moins pusillanime : il va décider de l’opération « Bonite » sans l’aval du Sénat ni de l’Assemblée. C’est lui le chef des armées. Le 14 mai, jour de la Pentecôte, les rebelles katangais, ivres de haine et de sang, massacrent douze enfants vêtus de leur aube blanche autour d’une église. Six militaires de la coopération disparaissent sans laisser la moindre trace. Giscard fulmine : il donne le feu vert pour l’opération Kolwezi. C’est le branle bas de combat à Calvi. Le régiment est en alerte. Destination l’enfer. Le parachutage s’annonce très périlleux car une compagnie de parachutistes africains a été déployée sur la zone : deux heures après ils été massacrés. Ils arrivaient morts au sol, et les rares qui s’en sortaient étaient tués à bout portant…Le saut qui se prépare, dans la précipitation en raison de l’urgence, restera comme un « pari stratégique majeur »et « sans retour possible ».
Les Légionnaires le savent : ils engagent un pari fou contre la mort. Ils sont largués au plus près de l’objectif car il n’y a pas une minute à perdre. Et c’est justement parce qu’il a déjoué des pièges mortels à plusieurs reprises, parfois avec l’étrange collaboration de son ange gardien, que le lieutenant colonel Constantin a été surnommé par ses hommes : « le trompe-la-mort ».
Entre le 17 mai et le 16 juin, les Légionnaires vont s’emparer des points majeurs de la ville à la suite d’opérations coups de poing : « on a affaire à des katangais gavés de chanvre, capables par exemple de transpercer à coups de baïonnettes le corps d’une femme et celui d’un bébé qu’elle tient dans ses bras, raconte Lianos, c’est le système « D » qui va nous sauver. On a tout réussi avec trois fois rien. Quand j’ai heurté le sol africain, je me suis assommé. On n’avait pas de cartes. On disposait de simples croquis situant la vieille ville et la nouvelle ville. On a déploré de nombreuses pertes et nous rencontrions des gamins qui se fabriquaient des foulards avec les restes de nos parachutes… Nous étions souvent bloqués dans notre progression pour atteindre des positions de tir adéquates et permettre à la seconde compagnie de se pré-positionner pour l’assaut ».
Comble de malchance : les largages de colis de vivres ratent leurs cibles. Pas de cap, pas de boussole. Dans les rues, les cadavres mutilés jonchent le sol. Les chiens faméliques dévorent les cadavres. C’est un cauchemar permanent. Mais les Légionnaires iront jusqu’au bout avec en tête deux mots, deux simples mots qu’ils se répètent jusqu’à l’obsession : « honneur et fidélité ». Au moindre soupçon d’approche, les Katangais se déguisent en civils. Parfois, il s’en faut de peu que les compagnies de soldats français se tirent dessus entre elles, faute de liaisons fiables. « Bande de cons, c’est nous, ne tirez pas, halte au feu », hurle Lianos, chargé de sécuriser sa zone infestée de rebelles.
Quartier par quartier, rue par rue, les Légionnaires vont nettoyer Kolwezi. Ils remettent les prisonniers aux Zaïrois qui les pendent systématiquement. Des milliers de ressortissants européens sont récupérés et sauvés. « Plus personne ne savait qui faisait quoi, explique le lieutenant colonel, mais nous avions développé un tel instinct de survie que nous ne craignions plus la mort brutale, celle qui vous attend au détour du chemin sans crier gare… » Le ratissage était d’autant plus difficile que l’ennemi était renseigné à la minute de tous les mouvements des Légionnaires par des militants de la CGT qui contrôlaient le trafic aérien et livraient leurs positions à l’ennemi communiste. Les mêmes qui sabotaient les munitions des soldats français en Indochine et jetaient à la mer les valises et bagages des exilés d’Algérie se réfugiant en métropole. Le 23 mai, on participe au ratissage. Les paras sont parfois surpris eux-mêmes d’arriver vivants au sol. « Nos amis Marocains nous ont aidés à sécuriser la zone, c’était fini, nous avions eu un peu de baraka et beaucoup d’audace, mais nous pouvions être fiers de nous… »
Une fois rentrés en France, les Légionnaires tombés à Kolwezi sont enterrés en présence des plus hautes autorités nationales et des familles des victimes. Le nom de Kolwezi vient de rentrer dans les annales de toutes les armées du monde, comme « Entebbé » pour l’armée israélienne. La légende de Kolwezi vient de naître. Les soldats français ont empêché le Zaïre et ses incommensurables richesses de basculer dans le camp soviétique. « A présent, ce sont les fanatiques de l’Islam qui ont pris le relais en Afrique, conclut le lieutenant colonel Lianos, il faudra au moins deux cents ans pour inverser la tendance… »
« Le deuxième régiment étranger de parachutes est tel qu’il est, il est instruit pour combattre, neutraliser l’ennemi par tous les moyens et se préparer à mourir dans la dignité pour la France. Il ne doit pas s’éterniser sur un théâtre d’opération », estime Lianos. Celui qu’on surnomme désormais « le colonel trompe-la-mort » n’a certes pas tout dit, et il ne dira pas tout, mais son récit charnel d’un événement vécu de bout en bout a fortement impressionné un public subjugué et qui a longuement applaudi le conférencier en songeant, aussi, à ses camarades tombés au champ d’honneur.
José D’Arrigo
OMA du 19 Mai 1978 saut du 20 Mai 1978
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